L’ex-spectation.
L’écriture comme (une) pratique
cinéphilique chez Stanley Cavell

- Benjamin Lesson
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résumé
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      La cinéphilie cavellienne est pragmatique.

 

      Aller au cinéma, ce n’est pas seulement aller voir un spectacle, c’est se confronter à une intelligence, à une conception du monde. Le cinéma, « mettant la réalité sur son écran », ferait « écran entre nous et la réalité » [1] et nous montrerait une manière dont on imagine notre rapport au monde. Le spectateur travaille à s’accorder avec le cadre d’intelligence qu’offre un film ; le cinéphile pragmatique essaie, quant à lui, d’en comprendre les structures et composantes. Cela parce que le geste d’un cinéaste, à travers un ordonnancement audiovisuel, peut parfois nous conduire à réfléchir sur notre propre conception de l’ordre des choses.
      Si ce principe apparaît convenu, la manière dont Cavell le manifeste est, en revanche, beaucoup plus singulière. Il propose à son lecteur de faire l’expérience (de lecteur) d’une expérience de spectateur. Les procédés d’écritures qu’il emploie seraient des manifestations, des traces, de sa pensée par le cinéma. Lire Cavell revient à se confronter à une mise en scène du travail spectatoriel d’un philosophe – laquelle, en retour, offre une définition renouvelée du spectateur et de la cinéphilie. Dans ses textes, il ne fait pas de la philosophie du cinéma, mais avec le cinéma. Il ne donne pas de leçon, mais essaie de penser l’adéquation, qu’il éprouve en tant que spectateur, entre deux modes de pensée.
      C’est du trajet particulier du spectateur Cavell que nous allons traiter ici. Un trajet où se croisent continuellement l’esthétique et les problématiques philosophiques, et dont l’aboutissement se trouve dans l’ex-spectation (c’est-à-dire la production de quelque chose de différent, à partir de l’expérience spectateur). Derrière la singularité de sa trajectoire, il y a une nouvelle façon d’envisager la place et la fonction de tout spectateur.

 

Entre esthétique et éthique : la posture cinéphilosophique de Stanley Cavell

 

      Cavell s’est essentiellement tourné vers le cinéma suite à ses déceptions universitaires, afin de se donner lui-même une « éducation dans l’éducation » [2]. La cinéphilie cavellienne n’est pas érudition : elle est éducation qu’on se donne à soi-même à travers les films qu’on regarde. En quelque sorte, il serait cinéphile en philosophe ; la manière dont il pense et restitue son expérience de spectateur veille à en éclairer la dimension philosophique.

 

S’intéresser à un objet, c’est s’intéresser à l’expérience qu’on a de l’objet ; si bien qu’examiner et défendre l’intérêt que je porte à ces films, c’est examiner et défendre l’intérêt que je porte à ma propre expérience, aux moments et aux passages de ma vie que j’ai partagés avec eux [3].

 

      Prendre en compte son expérience de(s) film(s) permet de repérer la singularité du cinéphile : ce « statut » ne se réfère pas à une quelconque autorité extérieure. Cavell reprend ici la démarche critique qu’il a repérée chez Tolstoï, qui critiquait les canons esthétiques de son époque :

 

voici ce qu’il y a de sensé dans sa démarche : elle prend en compte le fait que souvent nous ne trouvons pas, que nous n’avons jamais trouvé, que des œuvres que nous ferions rentrer dans un canon d’œuvres d’art ont pour nous de l’importance ou de la pertinence. (...) des objets devenus ainsi canoniques n’existent pas pour nous [4].

 

Il n’y a pas d’expérience a priori – moins encore lorsqu’on parle d’esthétique. La cinéphilie n’est pas érudition et connaissance des canons esthétiques, c’est, avant tout, l’expression d’une expérience personnelle, à travers un corpus de films apparaissant comme autant de « repères » où « des souvenirs de cinéma se superposent fil à fil aux souvenirs de ma vie » [5].
      Il est notable que nos « souvenirs » des films soient parfois « erronés », et que nous modifions en partie ce que nous avons vu. Loin d’être une sorte de faute du spectateur, cette déformation est le symptôme de son travail subjectif. Il ne s’agit donc pas d’avoir de la complaisance pour la divagation des idées. C’est, au contraire, une manière de pointer le fait qu’un film est une rencontre de projections – celle du film sur l’écran avec les projections spectatorielles. Les déformations sont le fruit des projections du spectateur, mais il s’agit d’insister, parallèlement, sur l’attention qu’on doit porter aux modes de signification du film particulier : « si c’est un bon film, il devrait m’aider, si je veux bien me laisser faire, à apprendre à réfléchir au rapport que j’entretiens avec lui » [6].
      La posture cinéphilique cavellienne implique donc la prise en compte de notre expérience des films et l’attention aux modes de signification des films particuliers : c’est une cinéphilie pragmatique. Cette conception du rapport au film implique alors deux choses. Premièrement, il faut essayer de se mettre en adéquation avec le mode et le rythme de pensée spécifique au film lui-même. Deuxièmement, cela implique que la personnalité du spectateur est manifestée dans la manière dont il accepte ou non cette passivité.
      Ce processus esthétique est déjà un apprentissage moral en soi – la morale étant une manière d’être, avec les autres. Apprendre à être disposé à recevoir une expérience esthétique, c’est apprendre à être disposé à répondre à une forme d’intelligence – ce qui est une exigence propre au « nouveau réalisme » cavellien [7]. Le « réalisme » cavellien consiste à envisager les rapports esthétiques et éthiques de manière pragmatique, et à établir des passerelles entre eux. La question des conditions d’expressivité du film rejoint directement les préoccupations personnelles, individuelles, du spectateur Cavell à se laisser éduquer par les films, notamment à apprendre à accepter notre condition symbolique.

 

Le cinéma dans le projet philosophique cavellien

 

           Cavell ne donne pas de leçons de cinéma ou de morale. Il nous propose une certaine manière de concevoir l’activité philosophique, la vie morale et l’activité spectatorielle. Ses textes leur offrent un cadre d’intelligibilité. Le cinéma y apparaît comme forme et objet de pensée, qui peut dialoguer avec la pensée philosophique et morale. A travers ces conceptions – qui sait ? – pouvons-nous développer nos propres connaissances.
      La philosophie n’est pas, pour lui, un ensemble de dogmes, mais, avant tout, une attitude, une manière d’interroger notre relation au monde et aux autres. Corrélativement, le cinéma, en tant que disposition particulière du regard, peut prendre une dimension de pensée, lorsqu’il nous conduit à interroger notre regard et l’expérience qu’il produit. Autrement dit, les films ne sont pas seulement des exemples de discours philosophique ; ils sont des discours, dont on peut parfois reconnaître une portée philosophique.
      Cavell se tourne régulièrement vers son expérience cinématographique, parce qu’il perçoit des identités de problèmes entre le 7e art et la philosophie. Ils seraient

 

tous deux préoccupés par les manières dont nous manquons nos vies, manquons la densité de signification qui passe dans les films, dans nos paroles, dans nos vies. (...) L’évident absolu, dont nous sommes à tout moment oublieux, apparaît au cinéma d’une manière puissante et unique, qui se joue de la conscience et de l’inconscience [8].

 

      Philosophie et cinéma sont, dans son œuvre, deux formes de langage qui nous offrent à la fois des « vues » du monde et leurs conditions de possibilités – autrement dit, ils nous offrent un certain regard et une réflexion sur celui-ci. Le premier travail du lecteur/spectateur Cavell consiste à être attentif aussi bien au contenu qu’à la manière dont il est exprimé. Ainsi, lorsque Cavell fait un travail d’exégèse, il ne veille pas seulement à restituer le contenu du discours philosophique d’un auteur, mais également le style d’écriture. La pensée est en mouvement et le processus d’écriture (et de lecture), c’est-à-dire le processus d’incarnation d’une pensée, lui apparaît être l’exemple même de ce qu’un auteur veut exprimer [9].

 

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sommaire

[1] S. Cavell, La Projection du Monde, Paris, Belin, 1999, p. 243.
[2] S. Cavell, « La pensée du cinéma », dans Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010, p. 22.
[3] S. Cavell, A la Recherche du bonheur, Hollywood et la comédie de remariage, Paris, Cahiers du Cinéma, 1993, p. 15.
[4] S. Cavell, Dire et vouloir dire : Livre d’essais, Paris, Le Cerf, 1999, pp. 319-320.
[5] S. Cavell, La Projection du Monde, Op. cit., p. 17.
[6] S. Cavell, A la recherche du bonheur..., Op. cit., p. 125.
[7] « […] être réaliste, c’est simplement accepter que des choses, des moments, des gens s’inscrivent en nous. Le cinéma nous éduque à cette acceptation – qui n’a rien de facile, comme le montre la tentation du scepticisme (ou le fantasme parallèle d’un esprit sans inscription, celui d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind) » (Sandra Laugier, « Qu’est-ce que le réalisme ? Cavell, la philosophie, le cinéma », dans « Cinéphilosophie », Critique, 692-693, janvier-février 2005, p. 98).
[8] S. Cavell, « What Becomes of Thinking on Film ? », dans R. Read et J. Goodenough, Film as Philosophy. Essays on Cinema after Wittgenstein and Cavell, New York, Palgrave MacMillian, 2005, p. 206.
[9] Par exemple, si la question des critères et des accords dans le langage apparaît essentielle chez Wittgenstein, il est déterminant pour Cavell de trouver ce rapport de confiance et défiance dans le processus même d’écriture : travailler par petites touches, c’est essayer d’avoir la formulation la plus précise possible, tout en constatant que les mots pourraient prendre un autre sens. Le fait que Wittgenstein essaie d’employer les mots les plus simples et d’en prévenir les multiples changements de sens est déjà un élément majeur de l’apport de sa philosophie : « Nous pourrions exprimer un peu mieux ma conception de la pratique de Wittgenstein en traduisant l’idée de ramener les mots par celle de les reconduire, de les guider – comme le berger – sur le chemin du retour ; ce qui suggère non seulement qu’il nous faut les trouver, nous rendre là où ils se sont égarés, mais qu’ils ne reviendront que si nous les attirons et les commandons, ce qui exige d’être à leur écoute » (S. Cavell, Une Nouvelle Amérique encore inapprochable, Paris, L’Eclat, 1991, p. 40).