L’ex-spectation.
L’écriture comme (une) pratique
cinéphilique chez Stanley Cavell

- Benjamin Lesson
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      En parlant d’une œuvre, nous découvrons que notre connaissance sensorielle est tout ce dont nous disposons pour juger d’une œuvre d’art – cette connaissance nous étant absolument personnelle. En nous exprimant sur le film, nous définissons notre propre position, nos propres modalités de connaissance sensorielle – par ce biais, nous nous « objectivons ». Prendre place, s’objectiver, n’est pas limitatif. Nous pouvons très bien changer de position et influencer celle d’un autre spectateur :

 

il se peut que nous ayons laissé échapper sa tonalité, que nous ayons négligé une allusion ou une tendance secondaire, ou que nous ayons été totalement incapables de voir où il voulait en venir [31].

 

Dans une discussion artistique, la question de l’intention (du film et/ou de son auteur) conduit à prendre en compte la réaction personnelle à l’œuvre – la discussion fait médiation et offre une possible compréhension mutuelle. Le sens de l’œuvre ne se résorbe pas dans une hypothétique intention de l’auteur ; elle se manifeste dans l’échange entre la réaction personnelle et les détails pertinents de l’œuvre, qui obtiennent ainsi signification et importance.
      Un cercle vertueux prend alors forme. Plus on prolonge notre expérience du film, plus celui-ci a d’emprise sur nous ; il ravive « l’intérêt que nous inspire notre propre expérience » [32]. Plus le rapport au cinéma est intime, plus il est comparable à notre rapport au langage, où les mots peuvent, eux aussi, gagner du sens dans différents contextes. L’expérience esthétique prend en charge l’étrangeté de notre propre intimité – il y a transfiguration (liée à l’engagement). Le cinéma c’est le monde pareil, mais différent à l’écran. Notre propre transfiguration, c’est nous, mais différents dans notre nouvelle projection et dans notre nouvelle objectivation (par les mots).
      Extérioriser notre expérience, la mettre dans notre trajectoire d’existence (dans la projection de notre existence) repose sur notre désir de parler « avec une voix universelle ». Cette voix peut prendre diverses formes : sa forme est autant (si ce n’est plus) significative que son propos, son contenu. Le spectateur n’est donc pas seulement dans l’expectative, dans une attente par rapport au film [33] ; il doit aussi être dans l’ex-specative, c’est-à-dire prendre sur lui les positions tenues par le film. Si « horizon d’attente » il y a, il excède largement le film, et devient projet existentiel – cette expectative, Cavell la nomme « promesse » [34].
      Il y a un partage après coup, qui prend trois formes (non exclusives)
           - imitation
           - reconstitution
           - nomination
      L’effort d’écriture de Cavell s’inscrit dans ce troisième partage et se demande : comment trouver les mots auxquels on croit pour parler des images qui nous tiennent à cœur ? Parler d’un film, c’est déjà être dans un pourparler – c’est négocier son expérience et vérifier qu’on appartient au même monde.
      La mise en scène de l’expérience spectateur, dans les textes de Cavell, est importante. Mais elle prend toute son ampleur lorsqu’on en saisit la « promesse ». Les réflexions de Stanley Cavell sur le cinéma participent, en effet, d’un projet plus large : celui de l’élaboration d’une « esthétique ordinaire », en réponse au scepticisme (qu’est-ce qu’avoir une expérience ? Comment le cinéma nous aide-t-il à faire expérience ?) [35], et de la recherche des conditions du perfectionnisme moral (qu’est-ce qu’être authentique ?).
      Le cinéma lui apparaît comme

 

cette espèce d’art absolument intimiste et en même temps contenant toute l’étrangeté du monde. Et donc, le cinéma hollywoodien, c’est-à-dire le cinéma le plus populaire, le plus accessible à tout le monde et qui en même temps est celui qui, pour cette raison même, est rarement perçu comme étant problématique, étrange mystérieux. Et donc mon travail est aussi, justement, d’étudier ce cinéma populaire pour en faire ressortir le mystère [36].

 

      Nous avons là son objet – le cinéma américain – et son projet d’écriture – en faire ressortir le mystère. Ce projet d’écriture prend son sens dans ce que nous avons vu plus haut : à savoir l’enquête de l’ordinaire, du scepticisme, de l’expressivité.
      Dire et vouloir dire puis La Projection du Monde consacrent une esthétique de l’ordinaire, avec l’établissement de nouvelles catégories critiques (importance, signification, modernité). La dimension moderniste du cinéma révèle une condition de la signification : « que le sens n’est pas donné ailleurs que dans le mouvement par lequel nous donnons du sens à nos pratiques » [37]. La Projection du Monde veille à démontrer que ce modernisme est à l’œuvre dans le dispositif du cinéma et également pris en charge par les cinéastes eux-mêmes :

 

L’accent mis sur l’auteur nous détourne d’une proposition esthétique encore plus impossible à relever tant elle est évidente – qu’un film vient d’autres films. Chacun des arts est familier de cette auto-génération, quand bien même notre compréhension du rapport entre la tradition et le talent individuel demeure bien primitive. (…) une tradition est une chose où les individus élaborent et résolvent leur individualité [38].

 

      Une telle insistance sur les procès de signification implique également que le spectateur doit, lui-même, amener un mouvement ; ce que nous offre Cavell dans la deuxième partie de son œuvre, à partir d’A la recherche du Bonheur, où il interroge ses propres pratiques de spectateur, qui établit ses propres genres (le mélodrame de la femme inconnue, la comédie de remariage) lesquels lui apparaissent exemplaires pour son travail sur l’individualité et son expression.

      La cinéphilie n’est ainsi pas un simple amour du cinéma ; c’est aussi le reconnaître comme (objet et source de) pensée. Le projet du spectateur dépasse la seule appréciation esthétique (dans la salle) et prend forme dans l’ex-spectative.
      Le projet cavellien est une passerelle entre cinéphilie et philosophie, entre esthétique et éthique. Toute l’œuvre de Cavell sur le cinéma – son ex-spectative – établit des équivalences structurelles entre expérience (et problème) moral et expérience (et problème) cinématographique. Son écriture est un parcours expérientiel qui veille à rendre compte de la dimension philosophique possible du cinéma et de son spectateur. Cette dimension philosophique se retrouve dans le jeu d’acceptation de la place de spectateur dans le processus signifiant du cinéma ; jeu qui devient métaphore de notre condition symbolique :

 

L’expression du scepticisme au cinéma obéit à la structure de « l’expression » analysée dans la quatrième partie des Voix de la raison : mes paroles sont des expressions modifiées de ma douleur, et ces expressions me révèlent à moi-même et aux autres (manières de refuser le privilège épistémologique traditionnel de l’accès en première personne aux états mentaux). De même, le monde projeté fonctionne comme expression modifiée de la réalité. Il n’y a rien à chercher au-delà de l’expression. Renoncer à ce rapport au monde serait renoncer à notre expérience du monde. Le cheminement de Cavell avec le « fantasme » du monde projeté met en évidence l’éducation que nous gagnons à prêter attention aux mythes qui gouvernent notre rapport au monde. Notre rapport à l’ordinaire demande à être éduqué. Et le cinéma apparaît comme un lieu privilégié de cette éducation [39].

 

      Comme par une sorte de contre-don, Cavell a tenté d’incorporer à son écriture le pouvoir du cinéma d’exprimer le transitoire et la permanence des choses et des êtres :

 

l’effet de ma réflexion sur le cinéma sur ce que je tentais de faire en écrivant de la philosophie – particulièrement la nécessité que j’éprouve, dans mon travail, d’acquérir un pouvoir d’évocation, de saisir les humeurs et les odes des visages, des mouvements et des environnements, dans leur dualité d’existence transitoire et permanente – s’est avéré laisser des traces permanentes, autant que je puisse en juger, dans ma façon d’écrire [40].

 

Cavell ne serait pas simplement un cinéphile philosophe, mais également un philosophe cinéphile. Une sorte de nouvelle sensibilité ?

 

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[31] Ibid., p. 316.
[32] S. Cavell, La Projection du monde, Op. cit., p. 167.
[33] Ce que Jauss appelle « l’horizon d’attente », (Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978).
[34] La « promesse » est alors à comprendre dans deux acceptions. D’une part, la promesse comme forme d’accord et d’engagement à tenir dans l’avenir ; d’autre part, la promesse au sens entrepreneurial, de « position ».
[35] Sur ce point, Elise Domenach offre un compte rendu complet (et nous permet de comprendre les articulations ultérieures entre cinéma et perfectionnisme moral) dans E. Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Paris, PUF, 2011.
[36] Entretien dans Rue Descartes, n°39, 2003, p. 96.
[37] E. Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Op. cit., p. 63.
[38] S. Cavell, La Projection du Monde, Op. cit., p. 32.
[39] E. Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Op. cit., p. 142.
[40] « Conclusion par Stanley Cavell », dans S. Laugier et M. Cerisuelo (dir.), Stanley Cavell. Cinéma et Philosophie, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 289.