L’ex-spectation.
L’écriture comme (une) pratique
cinéphilique chez Stanley Cavell

- Benjamin Lesson
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      Les basculements peuvent parfois être décevants. C’est le cas, par exemple, de Pennies from Heaven, dont la scène finale semble biaiser la singularité de la place de ce film dans une tradition cinématographique [20]. Ce film semble être une comédie musicale qui sape toutes les conventions de la comédie musicale. Cavell trouve deux exemples de cette posture critique du film par rapport au genre de la comédie musicale : la subversion de la post synchronisation (la voix de Steve Martin est remplacée par une voix de femme) et la parodie

 

des trésors d’imagination dans la fiction pour motiver de façon réaliste ses numéros chants et dansés, qui sont pourtant du domaine de la « fantaisie » (un mendiant estropié arrive à faire des prouesses de danse) [21].

 

Ces détournements n’empêchent pourtant pas le pouvoir d’adhésion au film. C’était là sa portée singulière vis-à-vis de la tradition de la comédie musicale :

 

il montre que les conventions de la comédie musicale hollywoodienne sont plus profondes que nous n’aurions pu le penser, qu’il ne suffit pas, pour détruire ou surpasser ce qu’elles révèlent des désirs et des satisfactions de l’homme, de les exagérer, et que d’ailleurs cela ne peut se faire par aucune voie évidente [22].

 

Le héros, à la potence à la fin du film (parce qu’il est hors des normes) devient alors représentant de ce qu’est une singularité, une voix particulière dans le monde. Et comme il est la figure centrale d’un film qui joue avec les normes, on peut espérer que le film finisse bien – que justice soit faite. Or,

 

Au lieu de cela, le film arrive à son dénouement à la sauvette : on voit le héros qui réapparaît devant sa petite amie, sans aucune raison dans la fiction, en disant quelque chose du genre : « On s’est donné trop de mal pour que ça ne finisse pas bien ». Voilà qui revient en gros à supposer que l’on peut se débarrasser à volonté des conventions qui donnent sa force au film [23].

 

L’accord entre le film et le spectateur est alors définitivement rompu, alors qu’il avait pris une pesanteur singulière, renouvelant tout accord autour de l’idée de comédie musicale.
      La spectation est donc la rencontre de deux projets : celui du film et le regard du spectateur. Le spectateur doit, dans un premier temps, suivre les principes du film, la logique de la diégèse, le fil de la narration, pour en déterminer le propos, la position, le point de vue. On peut parfois s’accorder avec la position du film et, d’autres fois, connaître une déception. Dans tous les cas, le spectateur a fait l’épreuve d’une Weltanschauung et a été amené à remodeler les images vues afin de les inscrire dans sa pensée. Autrement dit, il fait un effort de symbolisation de l’expérience imaginaire. L’écriture de Cavell veille à rendre compte de ce travail de remodelage où, au détour d’une page évoquant une scène déterminante d’un film, apparaissent parfois des allusions à d’autres films, à des procédés narratifs, à des manières d’interpréter une figure de style [24]…

 

L’ex-spectation

 

      La part du spectateur ne s’achève pas à la fin de la séance.

      L’expérience « d’isolement spéculatif » trouve son prolongement dans la vie ordinaire. A la spectation s’ajoute l’ex-spectation, c’est-à-dire la production, à partir d’une expérience spectateur, de quelque chose d’autre. Il y a un glissement du voir vers l’expression ; glissement qu’opère le spectateur, et qui est comparable aux enjeux qu’il repère dans les films – comme s’il prenait en charge, dans l’espace public, ce qui lui semblait important pendant la séance.
      Les textes qu’écrit Cavell sont un exemple d’ex-spectation. Il en existe d’autres. Par exemple, le cas récurrent où l’expérience en salle se poursuit en imitation chez les enfants et en conversation chez les adultes :

 

il est dans la nature de ces expériences de films d’êtres tapissées de lambeaux de conversations, de réactions d’amis avec lesquels je suis allé au cinéma. Et de ces moments de communion qui suivaient, juste après – ces moments de poursuite à travers les terrains vagues, hurlant comme des Indiens (…) : ces moments qui peu à peu ont remplacés par des séances où nous reconstituions pendant des heures la musique, le dialogue ou l’intrigue, ou par la jubilation de nommer simplement des passages [25].

 

Qu’est-ce qui s’opère ici ? Une performance de ce qui était encore spectral ; une reconnaissance d’une certaine vérité dans ce qui était encore de l’ordre du possible. C’est une expérience de commun-ité, avec d’autres, du désir, un « fantasme » en commun – c’est-à-dire un partage, une connivence, de monde(s).
      Un tel transfert apparaît possible, pour Cavell, parce que le cinéma nous éveille à notre rapport fantasmatique au monde. Le monde filmique serait, à l’image de toute forme d’intelligibilité, le produit d’une vision fantasmée – d’une Weltanschauung :

 

c’est se faire une bien piètre idée du fantasme que de se figurer que c’est un monde coupé de la réalité, un monde qui exhibe clairement son irréalité. Le fantasme est précisément ce avec quoi la réalité peut se confondre. C’est par le fantasme qu’est posée notre conviction de la valeur de la réalité ; renoncer à nos fantasmes serait renoncer à notre contact avec le monde [26].

 

La Weltanschauung du film serait alors assimilée et reproduite dans nos propres projections, nos propres vues sur le monde. Le fantasme que représente le film ne serait plus spectral, mais s’actualiserait à travers les actes de langage. C’est ainsi que « le cinéma nous promet aussi le bonheur (…) parce que nous savons maintenir un lien avec la réalité malgré le fait que nous sommes condamnés à la visionner en privé » [27].

      L’expérience esthétique participerait donc d’un projet total du spectateur – et se trouve liée à des questions politiques et morales. Le projet moral cavellien se définit de la manière suivante :

 

la rationalité du débat moral consiste à suivre les méthodes qui mènent à la connaissance de notre position, de l’endroit où nous nous tenons ; bref, à une connaissance et à une définition de nous-mêmes [28].

 

L’art, dans l’approche pragmatique de Cavell, serait un processus communicationnel particulier qui invite à questionner nos accords. Le rapport esthétique serait une sorte d’exercice, une mise à l’épreuve de notre ambition morale. Cela parce que l’expérience esthétique rencontre, elle-même, les mêmes structures du débat moral ; elle contient les deux mêmes polarités : ancrage privé et visée universelle. Communiquer, avec les autres, sur notre expérience esthétique, sur ce que nous jugeons beau et bon (ou laid et mauvais), sur ce qui nous semble être (un moment du film) important ou non, nous exerce à « projeter nos mots dans de nouveaux contextes » [29], ce qui est là un processus essentiel du débat moral [30].

 

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[20] S. Cavell, « La Pensée du Cinéma », dans Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Op. cit., pp. 19-68.
[21] Ibid., p. 55.
[22] Ibid., pp. 55-56.
[23] Ibid., pp. 56-57.
[24] Prenons, pour exemple, une page de l’analyse d’Un cœur pris au piège. Cavell évoque la relation de ce film avec le genre « comédie de remariage » :
« Un cœur pris au piège s’écarte de la règle du genre qui veut que tout se termine par une épiphanie dans le monde vert et innocent du Connecticut — comme on l’a vu dans Madame porte la culotte, comme on le verra dans Cette sacré vérité, et comme on en a vu un substitut dans New York – Miami (...). Ce qui diffère, c’est que le film se termine là où il a commencé (comme l’exige le genre apparenté du mélodrame de la femme inconnue), et que le Connecticut vient occuper la majeure partie de la seconde moitié du film. »
A travers ce rapport intertextuel, Cavell essaie de repérer la spécificité de ce film :
« On pourrait supposer que la substitution vient des éléments mélodramatiques du récit comique qui exigent d’être eux-mêmes résolus. Mais je suis tenté d’accorder un plus grand poids au fait que dans ce film, un imposteur s’empare du Connecticut et, avec de bonnes raisons, s’en sert pour apporter l’obscurité plutôt que la lumière (ou se procurer à lui-même l’illumination qui l’isole). »
Ce personnage, c’est le père, dont l’héroïne doit s’affranchir de l’autorité. Cavell trouve une corrélation entre ce qui est en jeu dans ce film et une des thèses de Freud sur la sexualité :
« Un cœur pris au piège est la réalisation de ce que dit Freud sur la sexualité humaine dans Trois essais sur la théorie de la sexualité avec cette formule : “Trouver l’objet sexuel, c’est en somme le retrouver” ».
Il interroge alors le film, dans les termes de Freud, comme pour trouver une autre intelligibilité :
« Qu’est-il advenu d’Eve ? Manifestement, le héros ne la chercher pas et ne la retrouve pas non plus, cela veut-il dire qu’il ne l’a jamais trouvée ? (...) La formule emblématique de Freud nous permet de retourner la question, et nous pouvons alors nous demander qui sont ceux qui trouvent et retrouvent, ce qui revient évidemment à nous interroger sur la relation entre Charles et Hopsy. » (S. Cavell, Philosophie des Salles Obscures, Op. cit., p. 363).
[25] S. Cavell, La Projection du monde, Op. cit., pp. 11-12.
[26] Ibid., p. 124.
[27] Ibid., p. 128.
[28] S. Cavell, Les Voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris, Le Seuil, 1996, p. 452.
[29] S. Cavell, Dire et vouloir dire, Op. cit., p. 138.
[30] « Nous apprenons et nous enseignons des mots dans certains contextes, et on attend alors de nous (et nous attendons des autres) que nous puissions (qu’ils puissent) les projeter dans d’autres contextes. Rien ne garantit que cette projection ait lieu (...), de même que rien ne garantit que nous fassions et comprenions les mêmes projections ». A quoi il ajoute : « Que nous le fassions en fin de compte est affaire de ce que nous partageons certains itinéraires d’intérêts et de sentiments, certains modes de réaction, certains sens de l’humour, de l’importance et de l’accomplissement, de ce qui est insupportable, de ce qui est comparable à quoi d’autre, de ce qu’est un reproche, de ce qu’est le pardon, des cas où tel énoncé est une affirmation, où il est un appel, et où il est une explication – tout ce tourbillon de l’organisme que Wittgenstein appelle des ”formes de vie” » (Ibid. pp. 138-139).