Mais l’habit fait-il le  moine ? La surface peut-elle mener vers la profondeur ? « D’une  certaine manière, traiter un sujet littéraire relève, pour moi, du baroque » [35], dit l’artiste en  revendiquant un virage hors des normes, par rapport aux engouements artistiques  de la fin du XXe siècle où l’avant-garde est selon lui devenue le nouveau  classicisme. C’est la présence précise des textes qui constitue pour lui une  technique artistique anachronique et déroutante. L’ensemble de la structure,  sous-titrée « installation drolatique », est portée par le comique  dont Rabelais entoure ses révélations. Voyons enfin comment l’œuvre de Garouste  relève en retour, grâce à ses aspects ludiques, un triple défi : au  spectateur, au sens, aux musées.
   Défi au spectateur  d’abord, lequel, actif, doit déambuler, se muer en lecteur qui ne sait par où  prendre la chose, où elle commence ni où elle finit, qui n’a pas de repère  narratif et qui perd toute linéarité. Deuxièmement et consécutivement, on peut  s’accorder à reconnaitre un défi herméneutique. Dispersant volontairement et  presque violemment le fil de l’histoire rabelaisienne, le geste du peintre  pose, comme dans certaines autres de ses toiles, et comme le font nombre de  passages de Rabelais, un défi à l’interprétation, afin de renvoyer chaque  spectateur/lecteur à la nécessité panurgienne d’être « soi-même  l’interprète de son entreprise ». Elle représente, enfin, un défi aux espaces  d’exposition : comment présenter cet objet hors normes qui déjoue les  usages muséaux ?
    
   En entrant dans la galerie, le spectateur voit immédiatement qu’il  s’agit d’un seul et même objet, un seul tableau, pour ainsi dire aveugle,  refermé sur lui-même, voire tourné sur lui-même et qui pourrait presque se  passer de spectateurs [36].
     
   L’œuvre met en question  les modes de contemplation classiques, les façons de voir et de s’approcher, les  trajets de l’œil dans la peinture, et même la question de la reproductibilité  de l’œuvre, mise en échec par sa forme. Celle-ci est en effet proprement insaisissable  par la photographie, et n’entre que de manière incomplète dans un catalogue.
   La vue d’en haut pour  montrer le dedans et le dehors qu’on retrouve invariablement dans tous les  catalogues (fig. 16) décide  d’une photo « officielle » qui ne rend pas compte de la subtilité  réelle, avant tout parce que c’est une prise de vue qui ne sera jamais celle du lector in fabula, du spectateur qui lui, ne la capte qu’à hauteur  d’œilleton et que par fragments, pour reconstituer le tout ensuite mentalement.  Rabelais, façon puzzle. Contrairement à Dante ou à Cervantès, maître Alcofribas  ne tient pas sur une seule toile, ni sur une seule prise de vue dans le  catalogue, et ne peut être saisi que dans le cheminement du mouvement d’un  spectateur « benevole ». L’œuvre de Rabelais nécessitait sans doute  cette structure complexe, en trois dimensions, en coutures et chevauchements,  en texte et en images, à l’envers et à l’endroit.
    
   Gravitation, attraction
    
   Gérard Garouste a construit  avec Rabelais en 1998 une œuvre circulaire qu’il avait choisi en 2018 de  réinstaller vingt ans après sa création avec d’autres œuvres en trois  dimensions, Ellipse (2002) et Les Saintes Ellipses (2003).  L’ensemble formait une exposition intitulée Zeugma. Le grand œuvre  drolatique dans la cour vitrée de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts à Paris  (15 mars-15 avril 2018) [37]. Le mot zeugma était pris au sens de pont ou de passerelle opérée par le spectateur,  c’est-à-dire induisant tout d’abord diverses circulations dans l’œuvre proprement  dite, puis entre cette œuvre et le reste du travail de l’artiste :
    
   J’essaye dans la production de mes tableaux de ne jamais faire une œuvre  dissociée des autres ; ce qui m’intéresse c’est que tous les tableaux  soient indéfiniment reliés comme une chaîne d’associations, et j’attache  peut-être plus d’importance à l’espace qu’il y a entre deux tableaux qu’à  l’idée d’inventer un nouveau tableau [38].
    
   L’œuvre de Garouste  n’illustre pas le texte rabelaisien, elle mène à celui-ci, le « classique »  entendu avec Calvino dans un sens universel et incantatoire : « On  appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente  comme un équivalent de l’univers » [39]. Comment mieux dire  l’ambition de ce parcours initiatique, où le lecteur, pour surmonter le hiatus  du sens, est incité à faire lui-même la couture et les transitions, en un mot  la reliure ? Garouste ne raconte pas, il prélève ; il n’illustre pas parce  qu’il ne paraphrase pas. S’il est fidèle à Rabelais, c’est obliquement par la  pratique d’une lecture « indienne », en plaçant les épisodes au cœur  d’un dispositif difficile d’accès, en ménageant « l’enseigne » d’une  toile extérieure bonimenteuse. « Bon espoir » gît bel et bien « au  fond », au fond du mystère obscur de l’oculus, comme l’espoir au fond de la lecture. La  corporéité de la bouteille vient confirmer qu’il est question ici avant tout de corpus, au double sens du terme : prélevé par fragments, un corpus  rabelaisien se forme sous nos yeux, et la juxtaposition des corps en tension,  en torsion, éveille la question de ce que le spectateur doit ou peut faire de  son propre corps.
   L’entreprise, comme  certaines autres œuvres du peintre, prend en effet sens dans le face à face  physique avec le spectateur :
    
   En peinture (…) ce qui fait le tableau n’est pas obligatoirement cette  croûte opaque, mais l’espace entre ce tableau et le rouge à lèvres de la femme  qui passe devant le tableau et qui donne un sens qui est peut-être le plus  juste à l’œuvre. (…) Michel-Ange pouvait séduire par la forme et nous offrir un  objet, mon propos est tout à fait différent, il s’agit d’une coordination, d’un  trajet, d’une intrigue il est vrai, noués entre des termes. Sans doute  Michel-Ange travaillait avec ce puissant matériau qu’est la séduction et je  l’emploie aussi, mais à la séduction de l’objet en lui-même, je substitue la  séduction d’une vue sur la combinatoire, les échanges, les échos, la narration  peut-être, les liens qui dans l’espace maintiennent les objets dans le lieu  unique d’une intention [40].
    
   Enfin, la lecture  convertie en visions, chocs et secrets dérobés par le trou de la serrure  devient une aventure personnelle. Le spectacle invite chacun, au gré d’un  parcours individuel, à combiner une narration qui saura associer les  incongruités, et finalement à faire corps, à cru, avec l’œuvre : Garouste  nous invite sans cesse à nous approcher tout en nous maintenant à distance des  figures représentées. Par cette gravitation orbitale obligée, l’œil collé aux  ouvertures, nous cherchons à passer outre la couverture chamarrée de la toile afin  d’aller à la rencontre des formes étranges nichées au cœur de la structure :  « il faut qu’on ressente qu’une histoire va se raconter, mais qu’elle se  dérobe », dit sobrement le peintre au sujet de sa peinture [41].
   Gravitation : phénomène  par lequel deux corps s’attirent mutuellement, force qui fait que les corps  tombent et que les planètes décrivent des orbites (syn. Attraction). Le  peintre donne accèsà Rabelais en engageant notre corps entier dans  l’aventure gravitationnelle que représente cette lecture, jouant de  l’attraction au sens physique du terme. Le corps que nous avons réagit au  corpus du texte. Dotées du pharmakon de la couleur pour ouvrir l’intelligibilité,  les toiles ficelées de Garouste enserrent textes, langues et personnages  rabelaisiens dans un tambour-cymbalum surpris en flagrant délit de bizarreries  cachées derrière un rideau de scène, accessibles seulement à ceux qui veulent  bien consentir à l’attraction.   
    
    
    
 
 [35] Ibid., p. 8.
[36] Ibid., p. 39.
[37] Voir Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Paris, Centre  Pompidou, 2022, illustration p. 293.
[38] G. Garouste, Entretien avec J. Lageira, dans Gérard Garouste,  cat. expo., Paris, Musée national d’art moderne, Galeries contemporaines (28  septembre-27 novembre 1988), 1988, p. 78.
[39] I. Calvino, Pourquoi lire les classiques, Op. cit., définition  n°10, pp. 12-13.
[40] G. Garouste, Entretien avec B. Lamarche-Vadel, Qu’est-ce que l’art  français ?, catalogue d’exposition, Paris, Editions artistiques et  littéraires La Différence, 1986, pp. 80-81.
[41] G. Garouste, C. Grenier, Vraiment peindre, Entretien, Paris,  Seuil, 2021, p. 60.