Patience du Classique, joie de l’Indien
    
   La présence de Rabelais  n’a rien d’un accident dans la création de Garouste, on peut même considérer que  cette rencontre est empreinte d’une profonde cohérence. Du point de vue de  l’ancrage dans le monde du livre tout d’abord, où elle prend place dans une généalogie  d’illustres figures, puisque Garouste quitte la Divine (Comédie) pour rejoindre  la Dive (Bacbuc) en passant par les Evangiles et par l’itinérante folie  picaresque du Quichotte. Cette complicité avec la bibliothèque dans toute sa  grandeur est clairement marquée, dans les mêmes années, par la réalisation  d’une commande quichottesque pour la Bibliothèque nationale de France en 1997, à  peine un an avant le travail sur Rabelais. L’hommage à Cervantès se développe  sur un mural monumental qui emploie des matériaux et procédés comparables à  ceux que reprend Garouste pour Rabelais : toiles gigantesques dites  « indiennes », couleurs de feu, présence du fer forgé [6].
   Plus fondamentalement,  Rabelais entre en résonnance avec des dynamiques sémantiques – le Classique et  l’Indien – et formelles – l’art du décorateur et le goût du théâtre – qui  irriguent continûment et parfois jusqu’à l’obsession l’œuvre du peintre dès ses  premières créations. Si l’on se fie aux repères posés par la rétrospective du  Centre Pompidou, la carrière du peintre s’initie avec deux moments fondateurs.  D’une part son engagement dans la décoration     [7] du Palace dans les années 1980, qui ancre son  œuvre dans un univers festif et théâtralisé où dansent des sarabandes de  personnages en envolées bachiques sur des toiles gigantesques ; les  convives qui hantent ce haut lieu de la nuit parisienne constituent une  clientèle mondaine qui mêle les milieux de l’art, de la mode, de la pop culture,  de la publicité comme du Collège de France. Toutes les photos saisissent cette  petite société devant ce décor, qui les rend tout à la fois acteurs et aussi spectateurs.  Une telle création, comme plus tard celle du rideau de scène du théâtre du  Châtelet (1989) s’intéresse à la place du regardeur, des regardés, à la  question du déguisement et du geste chorégraphié, au lien entre peindre et  jouer, entre peinture et théâtre, tout autant qu’à la décoration.
   Le deuxième moment  fondateur consiste en un rêve étrange dans lequel une voix révéla à Garouste la  bipolarité fondatrice qui hantera toute son œuvre, celle du  « Classique » et de « l’Indien », deux figures antagonistes  et complémentaires entre lesquelles se partagerait toute l’humanité. Ce mythe  personnel, reconnaissable dans de nombreux tableaux, travaille son œuvre de  l’intérieur depuis les années 1970. Retenons que c’est sous la forme très  virgilienne d’un songe nocturne qu’advint ce qui fait figure de révélation de  l’existence d’un autre en soi, l’apollinien cachant momentanément le  dionysiaque qui resurgit à tout moment pour fonder le mythe d’une instabilité  dont les contraires se compensent et s’équilibrent, inséparables et indissociables  comme la raison et la déraison. Lors de l’adaptation théâtrale qu’il écrit et  réalise du Classique et l’Indien en 1977 [8], l’artiste prévoit :
    
   des décors illustratifs, des effets d’éclairage. Mais les trois coups du  lever de rideau n’étaient pas frappés. Bien au contraire, le public était  invité à se promener dans les coulisses, dans les loges ; il assistait au  maquillage des acteurs, à leur mise en condition. Ainsi, recueillant des  informations qui lui sont généralement masquées, il se trouvait en prise  directe avec les mécanismes, les rituels de la théâtralité [9].
    
   Dans un contexte très  fortement marqué par le monde du théâtre, c’est donc déjà le spectateur qui  construit sa propre expérience de l’œuvre, dans une sorte de happening libre  qui repose sur la déambulation, le dévoilement de « rituels de la  théâtralité », dans un rapport dialectique avec l’œuvre que l’on  retrouvera au cœur de La Dive Bacbuc.
        Garouste fixe la dualité  du Classique et de l’Indien sur différentes toiles grâce à de nombreux êtres  bifides ou allant par deux, partagés, associés ; de même, il reconnaît que  ses choix d’auteurs s’appuient sur la récurrence de la figure du double : Don  Quichotte et Sancho, Dante et Virgile, Faust et Méphistophélès. Le portrait du  « Classique » [10] réalisé dans les années 1970 montre un  personnage seul mais qui n’a rien, malgré son titre, de la raison triomphante (fig. 2) : il laisse supposer  au contraire que si ce personnage est « classique », s’y tapit une  inquiétude, qui relève de l’intranquillité de « l’Indien ». Que  voit-on en effet ? un personnage solitaire dans un paysage désolé, qui marche  vers la gauche comme au rebours, dans une nuit paradoxalement lumineuse, l’air  hagard et inquiet. Son regard est fixe, il marche avec une canne, et porte un  sac sur l’épaule, traits qui rappellent à maints égards la posture du  personnage du fou dans les Bibles illustrées par Holbein ou dans les tarots anciens  du XVe au XVIIIe siècles (fig. 3) [11]. Ce modèle  iconographique est confirmé par le caractère égaré du personnage  « Classique », ainsi que par son chapeau à deux appendices qui évoquent  les oreilles d’âne ou le capuchon à grelots du fou traditionnel.
   Par son bonnet et son  caractère énigmatique, par son cheminement errant, celui qui est donné comme  « Classique » porte en lui quelque chose d’incommensurable, cette  possibilité de « l’Indien », à la fois complice et danger, comme  pourrait l’être Panurge chez Rabelais [12].
   Remarquons, pour le  sujet qui nous occupe, que parmi les scènes que Garouste choisit de représenter  dans La Dive Bacbuc, beaucoup sont directement associées à Panurge, ce  double étranger, incongru (« indien » ?) qui forme avec le sage  et parfois trop classique Pantagruel une complétude parfaite que Rabelais nomme  l’amitié. Songeons par exemple aux scènes où Garouste représente la Sibylle de  Panzoust, la dispute avec Thaumaste, la rencontre avec Bacbuc.
   L’un des portraits  représente Panurge (ou Panurge et Thaumaste ? habit blanc et habit noir)  en double buste inversé, tête en haut et tête en bas comme sur une carte à  jouer, dans la dispute par gestes (fig. 4).  La composition prend la forme d’un médaillon entouré d’une devise en lettres majuscules  inscrite dans un tour ovale bleu : « Hic et ecce plus quam Solomon ».  La devise renvoie aux paroles de Thaumaste, qui juge finalement la sagesse de Pantagruel  comparable voire supérieure à celle de Salomon, admirant la virtuosité de la  dispute muette que Panurge a soutenue victorieusement contre lui [13]. Cette représentation  du corps double tranché en biais et opposé en faux miroir est fort  heureuse : outre le rappel du caractère siamois et indissociable de la  figure du Classique et de l’Indien, elle permet d’une part de mettre en valeur  la gesticulation de la pantomime victorieuse et créative du personnage en ne  montrant que les mouvements des bras, et d’autre part elle est encadrée par un  texte qui évoque la sagesse de Salomon – lequel justement proposa de trancher  un corps en deux pour régler un différend.
    
   
    
    
 
   [6] La Rosée, hommage à Cervantès, inauguration le 19  décembre 1997 salle O, Rez-de-jardin du site François Mitterrand. Sur les  Indiennes, voir Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Op. cit.,  2022, pp. 112-123 et « Les “Indiennes” ou le retour de la  théâtralité », pp. 247-253.
[7] « Les artistes d’aujourd’hui ne veulent pas passer pour des  décorateurs – alors que pour moi, être décorateur est une grande qualité »  (Entretien avec Gérard Garouste, propos recueillis par Jacinto Lageira, La  Dive Bacbuc, Op. cit., 1998, p. 41).
[8] G. Garouste, Le Classique et l’Indien, pièce en deux  tableaux à trois personnages qu’il a écrite, mise en scène et dans laquelle il  joue le rôle du Classique, Théâtre Le Palace, 1977, puis Théâtre de la Ville,  1978.
[9] Cl. Bouyeure, « Gérard Garouste, le Classique et l’Indien », Opus  international n°84, 1982, p. 38 (cité dans Gérard Garouste,  catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2022, p. 224).
[10] Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Op. cit., 2022,  p. 65.
[11] Sur les illustrations du  psaume 52 montrant un fou, voir M. Marrache-Gouraud, « La plume, en son histoire allégorique », dans S’exprimer  autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’Age classique, dir.  M.-Ch. Pioffet et A.-E. Spica, Tübingen, Narr Verlag, 2016, pp.  253-270 ; sur l’iconographie des cartes de tarot, voir Th. Depaulis  (dir.), Tarots enluminés. Chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne,  Paris, Lienart Editions, 2020. 
[12] Panurge peut être rapproché, notamment lors de sa première et de sa  dernière apparition, de la figure complexe du Fou ou du Mat du tarot :  voir M. Marrache-Gouraud, « Hors toute intimidation ».  Panurge ou la parole singulière, Genève, Droz, 2003, pp. 364-389.
[13] Rabelais, Pantagruel, chap. XX, p. 143.