En 1998, quand Gérard  Garouste entreprend de peindre La Dive Bacbuc, Rabelais est aux  yeux de tous un « Classique ». Mais qu’est-ce qu’un classique sinon un  texte dont le sens ne s’épuise pas [14], et qu’on prend encore  plaisir à lire parce qu’il nous propose une sorte de sauvagerie impétueuse et  indomptable du sens – faisant fi de la logique et des commodes ou confortables  résolutions – en manifestant une sorte d’indianité [15] au sens garoustien du terme ? Dans la  quête classique-indienne de la mythologie de Garouste, on comprend que Rabelais,  dont l’œuvre ouvre et proclame cette incongruité nécessaire au classique, ait  les faveurs de l’artiste. Quelle serait la grandeur de Grandgousier sans  Picrochole ? Que vaudrait la pieuse et prévisible sagesse de Pantagruel  sans la réversibilité panurgienne ? Comment lire les exploits épiques de  Gargantua sans rire de l’acharnement outrancier de frère Jean ? Chez  Rabelais, bien des approches classiques sont reconsidérées à l’aune d’un  contrepoint qui les divise et les fend en deux pour finalement les mettre à nu,  dans une question ouverte, béante, non résolue. Rien de rassurant par exemple, quand  se referme Gargantua, pour le lecteur laissé seul devant la dualité  interprétative des deux solutions proposées à l’énigme en prophétie, interprétations  inconciliables et pourtant inséparables, que rien ne permet de départager. Dans  le Tiers livre, la perplexité s’épaissit quand la devineresse Panzoust  et tous les autres prophètes disent à la fois que Panurge doit se marier et  qu’il ne doit pas se marier. Dans les extraits qu’il propose à la vue du  spectateur, le peintre montre justement une certaine prédilection pour les  scènes de stupeur, dont le sens est instable : à grand renforts de  sibylles, de prophètes, de prêtresses, de dieux descendus sur terre, il  multiplie les scènes sibyllines, les gestes à double sens, et même la  transcription de textes énigmatiques, parfois calligraphiés dans des alphabets  illisibles, afin que le choix interprétatif soit rendu difficile, sinon impossible (fig. 5).
   Le rire de Rabelais n’est  pas oublié par le peintre, ni le goût pour l’ivresse et le boire. La sélection  rabelaisienne de Garouste relève en effet également de l’autre lignée  fondatrice évoquée plus haut, celle du Palace. Le peintre opère en effet chez  Rabelais des choix de scènes particulièrement frappantes par les  gesticulations, les danses désarticulées ou les postures provocatrices qu’elles  mettent en branle. Les extraits ne forment pas une histoire, mais des aperçus captés  par la toile. Le dispositif de mise en scène par la rupture renforce une  poétique qui n’est pas celle de Rabelais. Chaque scène représentée à  l’intérieur du cylindre ne peut être vue que séparée des autres, à cause de l’œilleton  qui limite le champ de ce qui est visible, ne permettant de voir chaque contenu  que coupé du reste, car ciblé exclusivement par la meurtrière métallique. Cette  contrainte physique empêche toute saisie globale et synoptique de l’ensemble ;  avant de coller son œil au pertuis, nulle possibilité de deviner quelle scène  nous sera dévoilée. Comme dans cette surprise permanente de la vie nocturne du  Palace où l’on ignore toujours quelle personnalité du spectacle ou du monde de  la culture sera invitée [16], toute logique  rationnelle, toute linéarité doivent être abandonnées, au profit d’une pure  curiosité proche d’une pulsion voyeuriste pour les corps qui se montrent à  l’intérieur.
   Pour celui qui connaît  l’œuvre rabelaisienne, donc, nulle possibilité d’anticiper, car il manque à la  série de scènes le fil linéaire du récit. Pour celui qui ne connaît pas  l’œuvre, c’est encore plus vrai. Tous, lecteurs initiés et néophytes, seront d’une  manière ou d’une autre mis à égalité de saisissement, par le choc de ce qu’ils  découvrent, noyés dans la surprise du séquençage imprévisible. Le peintre  ménage ainsi pour tous une nouvelle initiation à l’œuvre rabelaisienne en  introduisant de l’aléatoire y compris pour les connaisseurs, et alors même  qu’il adapte l’œuvre de l’un des plus grands classiques français, il en donne  une version décousue, mise en pièces, dégondée et remontée autrement. Par fragments  fulgurants, les short cuts éloquents ou bizarres sont rythmés non par  des transitions écrites mais par des colonnes peintes derrières lesquelles se  cache parfois un personnage qui regarde la scène suivante, ou par de faux  drapés qui découpent le ruban de la toile en scènes théâtrales isolées. Le tout  s’apparente ainsi à une sorte de charade géante qui rattache encore l’ensemble  à l’univers joyeux du spectacle, presque forain, comique et ludique.
   Le jeu  spectaculaire et l’envie de regarder sont renforcés par la hauteur de la toile qui, taillée pour des personnages de géants,  interdit au spectateur de taille humaine de regarder par au-dessus. La taille  des corps de géants, placés dans des postures qui entretiennent la pulsion  scopique, incite chacun à devenir spectateur, parfois dans un grand effarement,  en trouvant un trou dans la toile.
   On perçoit cette  surprise mêlée d’effroi et de jubilation dans les attitudes des personnages  peints qui ont pour fonction de guider le regard du visiteur. Les attitudes et  la direction des yeux induisent toutes sortes de poses déconcertantes ou  déconcertées (fig. 6) : le  géant, la sibylle ne montrent pas simplement leur cul, ils se tordent le cou pour  regarder l’effet produit sur le spectateur, qui peut être représenté sur la  toile par un personnage accroupi à proximité, lequel se cache les yeux pour ne  pas voir. Non loin, d’autres scènes se jouent, d’où émerge un voyeur à demi  caché. Dans ces scènes, les bras s’agitent jusqu’à se disloquer, se multiplier,  sur un fond de couleur très lumineux, et les regards des acteurs muets de la  pantomime semblent pris par une transe, révulsés, tournés vers le ciel,  grimaçant comme Panurge qui se tire les yeux devant Thaumaste :
    
   Panurge  mist les deux maistres doigtz à chascun cousté de la bouche le retirant tant  qu’il pouvoit et monstrant toutes ses dentz : et des deux poulses rabaissoit  les paulpieres des yeulx bien parfonde- ment en faisant assez layde grimace selon que sembloit es  assistans [17].
    
   Plus loin, le regard  plongé dans les trois paires d’yeux de la prêtresse, un initié est représenté  dans la pose d’un suppliant à genoux, les yeux tournés vers le haut des degrés  descendus, vers le damier, vers les écritures d’or, vers les caractères grecs.  Il ne semble savoir quelle paire d’yeux de la prêtresse il convient de regarder,  tandis que la « bonne lanterne » supposée éclairer la scène est absurdement  posée derrière lui, ainsi que le mot panomphée « trinch », qu’il ne  voit pas (ou plus ?). Plus loin, se détachant sur le bleu du ciel et  auprès de la rivière où il a perdu sa cognée, le corps de Couillatris est  représenté à cheval sur deux toiles peintes comme il l’est entre ses propres  choix (fig. 7) ; il est  stratégiquement émasculé par un œilleton, lui qui s’appelle ironiquement  Couillatris… il louche et nous fait regarder vers sa cognée toute noire, alors  que le regard tentateur de Mercure, quant à lui, montre les deux autres, la  cognée d’or et la cognée d’argent. En ressort un univers panoptique où aucun  jeu de regard – pas même celui du visiteur – ne vient à bout de la situation regardée. 
    
    
    
    
 
   [14] « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a  à dire », selon la proposition n°6 d’Italo Calvino (Pourquoi lire les  classiques, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 10).
[15] Caroline Strasser, après avoir évoqué l’intérêt de Gérard Garouste pour  l’anamorphose des Ambassadeurs d’Holbein, explique ainsi cette  notion : « Il faut comprendre dans ce sens la notion d’“indianité”  qu’introduit Garouste à propos du tableau : l’image est tributaire de la  chaîne d’associations qu’elle provoque, et donc plus proche d’un délire que  d’une construction classique. Le tableau alors n’est pas là pour ce  qu’on y voit, mais repère d’une association » (Catherine Strasser, Gérard  Garouste, Le Classique et l’Indien, Paris, Jacques Demase éditeur, 1984,  p. 21). La suite de cet article montrera que les images peintes par  Garouste pour représenter sa lecture de Rabelais fonctionnent essentiellement  selon la loi des associations libres qu’elles provoquent chez le spectateur,  surjouant l’indianité de Rabelais, notamment en démontant la narration pour la  présenter en pièces détachées.
[16] Le Palace doit son succès à « un savant cocktail composé de stars  du show-business, de personnalités de l’art et de la mode, d’intellectuels et  d’une clientèle populaire mais “lookée” et “sexy”. Ainsi Thierry Mugler, Kenzo  ou Yves Saint Laurent pouvaient y côtoyer Andy Warhol, Serge Gainsbourg, Mick  Jagger, William Burroughs, Jack Lang, Jean-Paul Goude, Patrick Dewaere, la  bande des Castors Juniors, François Baudot ou Roland Barthes. Emaer organise  des fêtes exubérantes, tel le Bal vénitien en octobre 1978 imaginé avec Karl  Lagerfeld, et ne recule pas devant les idées les plus folles. » (Gérard  Garouste, catalogue d’exposition, Op. cit., 2022, pp. 225-227).
[17] Rabelais, Pantagruel, chap. XIX, p. 143.