Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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En 1913 et 1914, Bomberg travaille à la représentation du corps dansant et crée une série d’aquarelles qui aboutissent à la réalisation de la couverture du recueil Poems by John Rodker (1914), œuvre intitulée The Dancer [63]. Comme le souligne David Cork, cette image est atypique car elle est beaucoup plus fluide que les motifs sculpturaux et géométriques de Bomberg à l’époque, dont T. E. Hulme fait l’éloge dans sa défense de l’abstraction comme principe stylistique qui endigue le flux des apparences. Bien que Bomberg ait exécuté des lithographies pour Russian Ballet, le procédé de reproduction le plus facilement comparable à la peinture et au dessin, il privilégie l’aspect incisif des illustrations. Il aurait pu faire un choix différent, celui d’une ligne plus fluide par exemple, et on aurait pu déceler dans la touche de l’artiste une imitation du mouvement des danseurs dans l’espace. Comme l’explique André Levinson, il est difficile de saisir la danse autrement que par un arrêt du mouvement qu’il compare à l’abstraction [64]. Chez Bomberg, les illustrations sont ce point d’équilibre qui ponctue le texte de manière discordante, pour reprendre son terme « discord ». Cette discorde, la dissonance de la musique et la discordance des armes, est aussi littéralement ce qui dérègle le rythme cardiaque (en latin, la racine de discordia est cor, « le cœur ») et entraîne le rythme syncopé de l’alternance du texte et de l’image. En cela, le livre illustré consacre la cohabitation de ce qui est hétérogène. On voit là l’une des formes que prend la conversion entre deux « milieux », la scène et le livre illustré, par l’entremise du spectateur empathique.

Ce court aperçu permet de mettre en exergue ce qui rapproche et ce qui sépare le livre de Bomberg de ceux de Beaumont. Le projet éditorial de ce dernier est beaucoup plus structuré et systématique, mais moins expérimental. Il présente, nous l’avons vu, un dispositif spectatoriel statique, c’est-à-dire qui thématise le dispositif scénique en redoublant la position du spectateur immobile devant un spectacle par celle du lecteur qui regarde le livre. Moins « prémédité », Russian Ballet est un assemblage qui n’implique pas le lecteur-spectateur de la même façon étant donné que l’alternance « dissonante » du texte et des images crée un rythme syncopé, battement qui cherche à rendre des impressions que Beaumont tente de ressaisir par le texte. Dans Russian Ballet, le texte est venu après les illustrations puisque ces dernières résultent de travaux préalables, tandis que pour Impressions of the Russian Ballet, les illustrations sont venues ponctuer le texte déjà écrit, ou en train de s’écrire. Ces ouvrages sont ici mis en regard comme un diptyque qui comprendrait deux aspects complémentaires, deux manières de « rendre » (au sens de donner en retour) les impressions reçues dans une production rétrospective qui met en scène le versant expressif de l’empathie.

Fondée sur un principe de conversion, les livres illustrés de Beaumont et Bomberg modélisent le fonctionnement de l’empathie dans un médium dont l’efficacité symbolique perdure à l’ère électrique, celle du cinéma et de l’enregistrement visuel et sonore. Il y va d’un rapport entre scène et (double) page, impression personnelle et recherche de l’impersonnalité, réception des impressions et expressions. Mais comme dans toute opération de « change », pour utiliser la métaphore employée par Liliane Louvel [65], il demeure un reste, la part évanouie du geste vivant du danseur. Les stratégies présentées ici ont en commun avec l’art de la notation chorégraphique de tenter une saisie de ce qui échappe. L’image y fonctionne comme un entre-deux [66] qui médiatise sa position en tant qu’elle est produite par un corps dessinant qui relaie le corps dansant.

Pour reprendre les termes de Laurence Louppe, « la mémoire du mouvement (…) serait la mémoire de ce qui revient en nous, de ce qui fait retour comme un ressac de vie. L’inscription du mouvement serait la mémoire comme ombre portée de l’expérience. Ce serait la sismographie d’un déferlement intime ». Et l’on pourrait voir dans ces livres illustrés les « échos d’une résonance qui revient, dans la matière du papier comme une percussion éteinte, dont il ne s’agit que de réveiller les coups » [67]. Dans ce sens, texte et illustration sont des inscriptions qui se rapportent à ce que Michel Guérin nomme « le geste d’écrire », lié au « graphein », à l’incision première sur un support. Ils reçoivent une commune efficacité de ce qu’ils sont produits par « percussion », terme emprunté à André Leroi-Gourhan pour définir de manière anthropologique un geste fondamental, la percussion étant « le geste technique le plus performant : celui qui rapproche le plus l’intention de la réalisation » [68].

Bien entendu, il y a quelque chose de mortifère dans ce désir de saisir et pérenniser l’empreinte de l’éphémère, et Laurence Louppe nous rappelle la crainte archaïque des figures de la danse aux « pouvoir captateur, funeste » [69]. Mais dans le contexte social du renouveau de l’édition illustrée après la guerre, cette volonté de préserver le souvenir d’une commotion, celle d’un spectacle comme celle des combats, dénote la confiance mise dans le médium du livre illustré. Réceptacle de ce ressenti qui ne peut être que médiatisé et donc tenu à distance, livre de souvenirs humble et artisanal, il a l’aspect intime de l’expérience individuelle qui tient dans la main.

 

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[63] R. Cork, David Bomberg, op. cit., pp. 96-97.
[64] A. Levinson, La Danse aujourd’hui, op. cit., pp. 81-82.
[65] L. Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 9.
[66] B. Tane, Avec figures. Roman et illustration au XVIIIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, pp. 468-470.
[67] L. Louppe, Danses tracées, op. cit., p. 24.
[68] M. Guérin, Philosophie du geste, op. cit., p. 56.
[69] L. Louppe, Danses tracées, op. cit., p. 20.