Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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Fig. 2. E. White, « L’Oiseau de feu capturé
par le Prince dans L’Oiseau de feu », 1919

Les illustrations de Impressions of the Russian Ballet étaient des dessins à l’encre reproduits en noir et blanc puis coloriés. Leur reproduction était moins coûteuse que s’il s’était agi d’aquarelles originales. Ce choix s’explique par les conditions matérielles de production dans l’immédiat après-guerre encore marqué par les restrictions qui contribuèrent à la disparition du livre de luxe illustré édouardien [41]. Beaumont accordait beaucoup d’importance à la couleur et l’ajout manuel lui paraissait davantage refléter « l’esprit du théâtre » que la trichromie [42]. Comparant son approche artisanale de l’édition aux conditions matérielles de production théâtrale, il faisait remarquer que « peu de lecteurs imaginent l’ampleur du travail requis pour réaliser ces petits livres » [43]. A propos de Petrouchka et de La Boutique fantasque, il raconte qu’après avoir choisi les épisodes à illustrer, il passait plusieurs soirées à aller voir les représentations en question en compagnie de son illustrateur Michel Servier, prenant des notes, exécutant des croquis sur le vif des décors et des costumes qu’ils allaient regarder en coulisses, « encore chauds après avoir été portés par les danseurs » et s’attachaient à rendre en détail les éléments du spectacle avec la même minutie que pour colorier les images une à une à la main [44]. Ethelbert White, l’illustrateur de L’Oiseau de feu, Thamar et The Three-Cornered Hat (« Le Tricorne », 1919), exécute des dessins à la ligne claire dans le même esprit qu’Adrian Allinson qui a réalisé les premières illustrations pour Cleopatra, The Good-Humoured Ladies (« Les Femmes de bonne humeur »), Carnaval et Schéhérazade (1918 et 1919). White illustre aussi pour Beaumont Press les Eclogues de Herbert Read (1919) et Beaumont l’incite à se lancer dans la gravure sur bois. Aucun des deux hommes n’a reçu d’éducation artistique mais leur approche artisanale est caractéristique de la renaissance des petites maisons d’éditions après la guerre, qui prolonge la tradition bibliophilique et expérimentale de la fin du XIXe siècle et vise à contrôler toute la chaîne de production du livre. Beaumont retrouve en outre « l’esprit du théâtre » dans ces projets fondés sur la collaboration de multiples talents, ainsi que l’éthique artisanale du mouvement Arts and Crafts et des Private Presses, et voit peut-être dans ces livres illustrés un support multi-sensoriel pouvant évoquer les impressions ressenties lors du spectacle. Ils annoncent aussi l’humilité et le pragmatisme qui va caractériser le renouveau de la gravure d’épargne des années 1920. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que la ligne claire des illustrations de White rappelle la simplicité de la xylogravure dont les motifs s’harmonisent avec la page imprimée, grand principe des tenants de l’estampe originale.

Les dessins préparatoires d’Ethelbert White offrent une plus grande fluidité que les illustrations coloriées [45] : la touche appliquée des époux Beaumont tend en effet à « écraser » l’image et figer le mouvement, du fait que le trait sert alors davantage à contenir la couleur qu’à mettre en avant la circulation du trait. En réalité les Impressions de Beaumont prennent tout leur sens en tant qu’imprimés, et non pas comme carnets de croquis. Comme le montre l’image de l’Oiseau de feu saisi par le prince (fig. 2), Ethelbert White et les autres illustrateurs de la série ont créé des images de mouvement suspendu qui soulignent les moments saillants du texte et renvoient souvent aux passages mimés des ballets, ce qui correspond certes à une conception ancillaire de l’illustration comme explication du texte. On peut y voir les prémices de l’entreprise pédagogique de l’historien que deviendra Beaumont. Son contemporain André Levinson, avec lequel il collaborera à plusieurs publications, s’est lancé dans une carrière semblable et note dans La Danse aujourd’hui (1929) combien la tâche du critique est difficile en raison du caractère du « mouvement de danse, fugitif entre tous, écriture qui, aussitôt tracée, s’efface et qu’aucun vocabulaire ne parvient à fixer » [46]. Comme Beaumont, il se donne pour tâche de « préparer la voie à l’historien futur en retenant et fixant dans la mesure de nos moyens les aspects momentanés d’une activité aussi éphémère », saisir dans les rets du discours critique les « choses vues » et « élucider (…) le devenir d’un art en constante transformation et dont, à travers les formes, nous cherchons à pénétrer l’esprit » [47]. En ce sens, l’aspect figé et statique des illustrations renvoie au trope de l’impression comme empreinte. Si elles désamorcent l’effusion du texte et son emphase, elles visent toutefois à réaliser ce que le narrateur poursuit : arrêter le flux et figer ce qui est fugace. Il y a donc chez Beaumont une dissociation entre le désir de préserver l’empreinte mémorielle de ce qui a disparu et la volonté de rendre la fluidité et le rythme des danseurs. L’ajout ultérieur de la couleur répond à la nécessité de souligner l’importance de l’image, qui, au demeurant, ne le requérait pas, puisque sa « raison d’être est d’occuper l’espace la première, de faire gagner toujours le voir sur le lire » [48]. Au sein du livre imprimé, illustrations et descriptions ekphrastiques participent d’une stratégie ambivalente qui vise à rendre l’expérience esthétique du spectateur, tout en signifiant que le médium ne peut s’effacer et que l’expérience directe ne peut être transmise que par la médiation du livre illustré, dispositif imprimé qui redouble et met à distance la position du spectateur devant la scène.

 

L’épilogue de David Bomberg

 

Publié en 1919 par Henderson, Russian Ballet est un ouvrage réalisé par David Bomberg et son épouse Alice Mayes qui l’aide à fabriquer le livret [49]. Il est illustré de lithographies exécutées en 1919 et qui reprennent une série de dessins de 1914 [50]. Membre de l’avant-garde cubo-futuriste, proches des Vorticistes menés par Wyndham Lewis, David Bomberg est alors l’un des artistes les plus expérimentaux de sa génération  [51]. Ses productions d’avant-guerre sont marquées par une abstraction et un minimalisme croissants. Russian Ballet en est l’un des derniers exemples avant le « retour à l’ordre » de l’artiste qui revient par la suite à un style plus figuratif et naturaliste [52]. Bomberg entame Russian Ballet tout en travaillant à la toile Sappers at Work. A Canadian Tunnelling Company [53], une commande du Canadian War Memorials qu’il peine à terminer, se libérant ainsi des contraintes imposées par les commanditaires. Lors d’une représentation des Ballets russes en 1919 au théâtre de l’Alhambra à Londres, peut-être celle où il vit La Boutique fantasque, Bomberg tente de vendre le livret comme s’il s’agissait d’un programme officiel, au grand dam de Diaghilev. Les exemplaires restants sont ensuite déposés à la librairie de Francis Henderson [54]. Le livret marque un tournant dans sa carrière et est également l’occasion de jeter un regard rétrospectif sur la compagnie de Diaghilev.

 

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[41] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet, op. cit., p. 215.
[42] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit., p. 123 (« […] more imbued with the spirit of the theatre than illustrations reproduced by the three-colour process »).
[43] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet, op. cit., p. 141 (« Few of those who have read those little books would realize the work that went into them »).
[44] Ibid., p. 141 (« still warm from its wearer »).
[45] Voir par exemple l’étude pour L’Oiseau de feu sur le site du Victoria and Albert Museum de Londres (consulté le 10 août 2020).
[46] A. Levinson, La Danse aujourd’hui, Bruxelles et Paris, Duchartre et Van Buggenhoudt, 1929, p. 28.
[47] Ibid., pp. 18-19.
[48] A-M. Christin. L’Image écrite ou la déraison graphique. Paris, Flammarion, (1995) 2001, p. 185.
[49] Un exemplaire numérisé est disponible sur le site Internet Archive (consulté le 10 août 2020).
[50] R. Cork, David Bomberg, New Haven et Londres, Yale University Press, 1987, p. 122.
[51] Voir D. B. Haycock, Nash, Nevinson, Spencer, Gertler, Carrington, Bomberg. A Crisis of Brilliance. 1908-1922, Londres, Scala, 2013.
[52] A propos du « retour à l’ordre » dans les arts au lendemain de la Première Guerre mondiale, voir P. Dagen, Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Hazan, (1996), 2012.
[53] L’œuvre est visible en ligne sur le site de la National Gallery of Canada (consulté le 10 août 2020).
[54] R. Cork, David Bomberg, op. cit., pp. 125-126.