Le livre illustré face à la danse :
un médium empathique ?

- Sophie Aymes
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Fig. 1. A. Allinson, « La mort de l’esclave
dans Schéhérazade », 1919

Fig. 2. E. White, « L’Oiseau de feu capturé
par le Prince dans L’Oiseau de feu », 1919

Fig. 3. E. White, « La Reine de Géorgie
dans Thamar », 1919

Fig. 4. L. Bakst, costume de bacchante
pour le ballet Narcisse, 1911

Or lorsque la série des Impressions est publiée, les Ballets russes ont déjà perdu de leur originalité et la fascination initiale s’est estompée, ce qui est notamment dû au départ de Nijinski, à l’évolution du style décoratif de Léon Bakst dans la conception des décors, et de manière générale à la rupture provoquée par la guerre. On perçoit dans les écrits de Beaumont un sens élégiaque de la perte, du fait que l’âge d’or édouardien est à jamais révolu et que l’expérience esthétique originale ne peut être revécue. Ses descriptions ekphrastiques tentent de rendre les impressions originales devant une performance nécessairement marquée par la fugacité et l’impermanence. Beaumont insiste sur le caractère éphémère des représentations dont les détails saillants sont gravés dans sa mémoire. Ainsi, à propos de la mort de ses danseurs préférés, il écrit :

 

La mort se fait jalouse et avant que nous ne puissions même entrevoir cette éventualité, le danseur a disparu. L’image autrefois vive s’efface dans une brume floue, et à mesure que le temps passe, seuls demeurent imprimés dans la mémoire un petit geste bien à lui, l’inclinaison d’une tête ou un geste familier de la main [27].

 

Dès le premier volume des Impressions of the Russian Ballet, consacré au ballet Cléopâtre [28], l’effort descriptif est porté par la volonté de rendre la dépense énergétique du danseur qui tend vers son acmé et s’achève dans l’immobilité ou l’épuisement, voire la mort du personnage qu’il incarne. Ce motif est répété de multiples fois dans les textes de Beaumont. Ainsi dans le ballet Schéhérazade, Nijinski dans le rôle de l’esclave favori est poursuivi par le roi Shahriar qui l’a surpris dans une scène d’orgie en compagnie de son épouse Zobéïde :

 

Quelle émotion de le voir s’élancer d’un côté puis de l’autre, esquivant les cimeterres vengeurs de ses poursuivants en un élan frénétique et désespéré. Mais une lame luit soudain et il tombe en avant, se retourne en un sursaut, les jambes en l’air, puis retombe, roule sur le côté et cesse de bouger [29].

 

De manière récurrente dans Impressions, une illustration représente la mort, la paralysie ou l’immobilité du personnage principal (fig. 1), marquant ainsi la clôture narrative du récit, lorsqu’il s’agit de la dernière image, ainsi que sa finalité funèbre puisqu’elle figure à la fois l’échec de l’évocation de l’impression originale et la nécessité d’arrêter le flux mouvant des impressions. Le narrateur de ces récits est aiguillonné par le désir de capturer ces impressions, métaphorisées par l’Oiseau de feu dans le ballet éponyme. Le livret qui lui est consacré s’ouvre sur une illustration représentant la capture de l’oiseau par le Prince Ivan Tsarevitch (fig. 2) avant qu’il ne tombe au sol, épuisé. Dans les représentations d’avant-guerre, la danseuse Karsavina incarnait l’oiseau qui apparaissait dès l’ouverture de manière fugitive sur la scène plongée dans le noir et disparaissait dans les ténèbres, sans doute suspendue depuis les cintres [30], procédé réutilisé pour clore le ballet. Dans sa conclusion, Beaumont critique certains choix artistiques de la représentation de 1919 où le rôle-titre était dansé par Lopokova et regrette l’abandon de cette scène d’ouverture pour conclure néanmoins que « l’impression laissée [par l’oiseau] est si forte (…) que songer à ce ballet le convoque devant nous, battant des ailes » [31].

Un lecteur contemporain trouvera certainement ces illustrations bien sages et naïves, fort éloignées de l’érotisme de ballets tels que Schéhérazade et Thamar, et de l’esprit flamboyant des décors de Léon Baskt qui sont pourtant respectivement représentés dans le frontispice et la première illustration dans les livrets correspondants [32]. L’influence de Bakst dépassait le cadre de la scène. Son usage de la couleur et du motif avait influencé les créateurs de mode et des illustrateurs tels qu’Edmund Dulac [33]. En 1912 Beaumont avait été incité à aller voir les Ballets russes lorsqu’il avait reçu le programme de la saison parisienne de l’année précédente [34] et connaissait donc les célèbres aquarelles de Bakst pour L’Après-midi d’un faune et Le Dieu bleu. A partir de 1913, il était en contact avec Maurice de Brunhoff, le rédacteur en chef de la revue Comœdia Illustré, dans laquelle étaient reproduits de nombreux dessins aquarellés de Bakst pour les costumes, décors et programmes de la troupe [35]. L’artiste profitait en effet de la généralisation de la reproduction de la couleur. Grâce au perfectionnement de la trichromie, on pouvait reproduire aquarelles et lavis et préserver les effets de tonalité et de transparence. Cette caractéristique technique permettait de « libérer » la ligne graphique, de recourir à un trait dansant et de créer des motifs ondoyants [36].

Rien de tout cela dans les Impressions de Beaumont. Il n’est que de comparer le portrait de Thamar (fig. 3) à l’aquarelle de Bakst représentant l’une des bacchantes de Narcisse (1911) (fig. 4). Allongée langoureusement dans le ballet Thamar, la reine de Géorgie fait signe à l’aide d’un foulard coloré aux voyageurs qu’elle désire attirer dans son château afin de satisfaire ses appétits charnels, pour ensuite les tuer et les faire disparaître. L’étoffe décrite par Beaumont comme « un serpent se tordant en tous sens » [37] n’a rien de la sensualité de l’image de Bakst dans laquelle le costume émane du corps, formant un motif ondoyant à la surface de la page, bien que cette écharpe puisse y faire penser (incidemment, elle évoque aussi l’écharpe avec laquelle le Faune joué par Nijinski se caresse). Ce qui manque dans les illustrations des livrets de Beaumont, c’est précisément cet excès, la sensualité des formes et l’effusion de la couleur. Pourtant ses textes conservent la trace de l’émoi que produisirent sur lui ces spectacles. Comme ses contemporains, Beaumont avait noté la « sauvagerie », la « pulsation » de ces « danses folles », ainsi que l’énergie érotique déployée par Nijinski [38]. A propos d’une représentation des Danses polovtsiennes de Prince Igor en 1912, il se souvient également de l’énergie communicative des danseurs qui semble l’avoir véritablement électrisé :

 

Je ressentais le besoin irrésistible de sauter dans les airs comme les danseurs que je voyais sur scène, ne serait-ce que pour évacuer le rythme qui s’était en quelque sorte emmagasiné en moi comme de l’électricité qui s’accumule dans une bouteille de Leyde [39].

 

C’est donc le texte qui est le réceptacle de cette énergie captée par le corps du spectateur. Pourquoi donc ne pas avoir fait illustrer ses Impressions dans un style proche de celui de Bakst et ne pas avoir choisi, par exemple, de reproduire des aquarelles par trichromie ? Le procédé qui avait révolutionné l’art du livre d’avant-guerre [40] aurait permis de reproduire un dessin aquarellé par exemple, de préserver la touche de l’artiste et, partant, un tracé que l’on pourrait qualifier d’empathique parce qu’il serait mû par l’émotion du spectacle revécu et prolongerait ainsi le mouvement de la danse.

 

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[27] Cité dans K.S. Walker, Cyril W. Beaumont, op. cit., p. 21 (« Death grows envious and before even such a possibility has entered our minds the dancer is no more. The once bright picture fades more or less quickly into a vague mist, and with the passing of time only a little trick or tilting of the head or a familiar gesture of the hand remains imprinted on the memory »).
[28] Cleopatra dans C. Beaumont, Impressions of the Russian Ballet, Londres, Beaumont Press, 1918. Illustré par Adrian Allinson.
[29] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit., p. 36 (« It was a thrilling experience to see him now darting this way and that, now doubling on his pursuers in a desperate, frenzied anxiety to escape the avenging scimitars. But a blade flashed and he fell headlong, to spin on the back of his neck with his legs thrust rigid in the air. Then the body fell, rolled over, and was still »).
[30] Ibid., p. 18.
[31] C. Beaumont, LOiseau de feu (1919) dans C. Beaumont, Impressions of the Russian Ballet, op. cit., p. 13. Illustré par Ethelbert White (« the impression left on the mind is so potent, that (…) the thought of the ballet brings her, fluttering, before us »).
[32] Schéhérazade (1919) et Thamar (1919), dans C. Beaumont, Impressions of the Russian Ballet, op. cit. Respectivement quatrième et dixième volumes de la série, illustrés par A. Allinson et E. White.
[33] Voir M. Auclair, S. Barbedette, S. Barsacq (dir.), Bakst. Des Ballets russes à la haute couture, Paris, Albin Michel et Bibliothèque Nationale de France, 2016 ; R. Engen, The Age of Enchantment. Beardsley, Dulac and their Contemporaries. 1890-1930, Londres, Scala Publishers et Dulwich Picture Gallery, 2007 ; C. White, Edmund Dulac, New York, Charles Scribner’s Sons, 1976.
[34] C. Beaumont, Bookseller at the Ballet. Memoirs 1891 to 1929, Op. cit., pp. 90-106.
[35] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit., p. 64.
[36] Voir S. Aymes, « Couleur et transparence à l’ère des procédés photomécaniques », Polysèmes, « La Transparence », M. Laniel et P. Tollance (dir.), n° 13, 2015, pp. 10-26 (consulté le 10 août 2020) ; C. White, Edmund Dulac, op. cit., p. 23.
[37] Thamar (1919), dans C. Beaumont, Impressions of the Russian Ballet, op. cit. p. 7. Illustré par E. White (« [the scarf] curls downward like a writhing serpent »).
[38] C. Beaumont, The Diaghilev Ballet in London, op. cit., p. 13. Voir également les pages 16-17 à propos de Nijinski.
[39] Ibid., p. 30 (« I felt compelled to attempt to leap into the air as I had seen the dancers do, if only to expel the rhythm which I seemed to have stored up in my body as electricity is accumulated in a Leyden jar »).
[40] R. Engen, The Age of Enchantment, op. cit., p. 25.