
L’image bégaie, elle aussi – Lisible et visible
    dans l’œuvre de Gherasim Luca
    - Suzuki Masao
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Fig. 4. Gherasim Luca, sans titre 

Fig. 5. Gherasim Luca, sans titre 
 
  
      Du point de vue formel, ce  sont des calligrammes renversés : au lieu que les lettres – le lisible –  figurent le visible, ce sont les points – le visible – qui semblent avoir  graduellement formé le lisible. Ceci dit, les dessins en pointillés se  distinguent également des dessins plus automatiques d’un Henri Michaux où l’agglomérat  des lignes d’encre impulsives fait surgir des figures moitié humaines moitié  idéographiques. Par contre, la main formant à l’aide de pointillés ces formes  nuageuses, si elle n’est pas totalement étrangère au hasard, est aussi  minutieusement contrôlée, ce qui éloigne ces dessins des productions observées  chez certains artistes de l’art brut, qui sont marquées par la disparition de  la frontière du lisible et du visible (par exemple chez Wölfli ou Mackintosh).  Calligrammes renversés, ces dessins ne donnent pas l’illusion d’un nouveau mode  de concomitance désormais bien établie du texte et de l’image. Gherasim Luca  propose des relations polysémiques et instables entre le lisible et le visible,  comme celles que nous avons observées entre le récit et l’image de couverture.  Examinons quelques exemples publiés dans un ouvrage posthume, La Voici la  voie silanxieuse [6].
          Dans l’un d’eux (fig. 4),  les significations des mots sont toujours doubles : suicide / je suis (le)  Cid ; racine / Racine. Ce redoublement est fortifié par une forme  vaguement constituée : le nuage qui semble se prolonger en partant des  lettres « SUIS CID » vers le bas ne figure-t-il pas une racine en forme de  corneille ? S’agit-il d’un délire d’interprétation de notre part ? Mais  ce délire est constitutif de l’ensemble de la composition. Nous sommes invités  à découvrir la superposition « corneille / Corneille » grâce à la forme pointillée. La polysémie du lisible est redoublée par  celle du visible.
          La pluralisation réciproque  du lisible et du visible ne s’accomplit pas toujours sur une page. Regardons  une autre image (fig. 5) où des nuages pointillés se concentrent sur – ou s’étendent à partir de –  un mot-valise « ECHORPS ». Plusieurs formes ondulantes dessinées font penser  aux fragments d’un corps qui se font écho les uns aux autres. Ce mot-valise  nous ramène à un poème inséré dans le premier recueil que le poète a publié en  France : Héros-limite [7].
          Ce poème intitulé « L’Echo  du corps » est structuré d’une manière ouvertement méthodique [8]. Il commence par : « entre  la nuit de ton nu et le jour de tes joues / entre la vie de ton visage et la  pie de tes pieds / … » Tous les vers ont la même structure qui peut être  formalisée comme suit : entre A de ton A’ et B de ton B’. A’ et B’  correspondent à une partie du corps ; A et B commencent par la même  syllabe que A’ et B’. Les parties du corps font littéralement retentir leur nom  dans une suite d’échos qui donnent une forme très régulière au poème. Notre  attention est attirée sur le rapport entre A et B : le plus souvent il n’y a  aucune contiguïté phonétique mais il arrive de temps en temps qu’ils partagent  un même phonème, comme par exemple dans : « entre le poids de tes poils et la  poix de ta poitrine ». Une dizaine de vers appartiennent à cette catégorie dans  ce poème qui en contient une cinquantaine. Ils apparaissent plutôt tardivement  dans le texte et surgissent sporadiquement sans jamais se côtoyer, ce qui fait  que la première et la dernière moitié de chaque vers répètent très doucement le  rapprochement et l’éloignement comme pour faire vibrer le texte, de façon à  faire de chaque vers un écho des autres. Ainsi le mot-valise qui se trouve au  centre du dessin en pointillé « ECHORPS » semble résumer la structure  du poème publié indépendamment du dessin. C’est un mot de passe qui peut  évoquer la totalité du poème. La relation du texte et de l’image est aussi  polysémique ou aléatoire que celle entre le récit et l’image de couverture.
          Citons encore un autre type  de dessin pointillé qui fait rencontrer le lisible et le visible : si on  compare ces deux exemples (figs. 6a et 6b), il est facile de remarquer que la silhouette du texte poétique de la  seconde image est approximativement reproduite par les nuages pointillés de la  première. Cette mise en parallèle d’une forme indéfinissable et de vers nous  pose une énigme ; il n’en est pas moins vrai que le lisible devient ainsi directement visible, sans aucune intervention d’une image figurative  comme dans le calligramme. Les dessins en pointillés permettent à Gherasim Luca  de parcourir toute une série de moyens pour mettre en relation le lisible et le  visible sans passer par la ressemblance formelle.
          Gherasim Luca reproduit  peut-être sur un autre niveau le geste de peintres comme Klee, Kandinsky et  Magritte repéré par Michel Foucault, qui consiste à abolir les deux principes  de la peinture occidentale : la séparation entre représentation plastique et  référence linguistique, et le rapport de subordination entre le texte et l’image [9]. Le calligramme bouleverse  les rapports des deux médias, mais n’échappe pas au désir de restituer la  correspondance (et la subordination) entre eux. Les dessins en pointillés  déjouent ce désir œdipien de retrouver, comme le font les cubomanies en  introduisant entre le texte et l’image des liens polysémiques et ambigus. Ils  ne représentent pas le dit ; celui-ci ne glose pas sur eux. Ils  convoquent le dit pour une raison toujours inattendue.
Le texte (re)particularisé : le livre-objet
      Des liens peuvent se nouer  entre un récit et une image de couverture, entre deux pages éloignées et même  entre une page presque abstraite et un texte absent de cette page. Du point de  vue matériel, outre la couverture, le dos, les pages de garde, la page de  titre, même un signet mis dans le livre et, finalement, le  livre lui-même en totalité sont concernés. C’est ainsi que nous en arrivons à  la position spécifique de Gherasim Luca dans l’histoire du livre-objet, qui est  dans une certaine mesure liée à l’histoire même du surréalisme.
          Il y a plusieurs réactions  possibles par rapport à la révélation du rôle essentiel du support. A la  différence des avant-gardes qui hypertrophient la matérialité des mots – les calligrammes d’Apollinaire, les mots en liberté futuristes, la typographie de  Dada –, le surréalisme est toujours parti de l’hétérogénéité des  expériences du lecteur/spectateur, où se mêlent nécessairement les niveaux  intellectuel, affectif et même sensoriel. Il est en ce sens symptomatique que  le livre-objet surréaliste ait son origine dans un rêve de Breton rapporté dans Introduction au discours sur le peu de réalité (1925). Ce livre rêvé, dont le dos était constitué par un gnome de  bois, préfigure divers objets des années trente mais surtout les livres-objets  proprement dits réalisés par Georges Hugnet. On est frappé par le contraste  existant entre la typographie finement développée par le futurisme ou Dada, et  la reliure monstrueusement revisitée par le surréalisme. Les techniques d’impression dé-indivisualisent mais la reliure ré-individualise. Le désir de  particulariser son texte conduira Breton à exploiter l’écriture manuscrite dans  ses ouvrages postérieurs à la Seconde Guerre mondiale, dont l’admirable Volière. Il est à remarquer aussi que le  livre rêvé par Breton a provoqué chez lui le désir de faire circuler les objets matériellement  réalisés. Il faut faire directement rencontrer, Breton semble le désirer, mon expérience de donner forme au  livre-objet et celle d’un inconnu qui le prendra dans les mains, et cela sans  retomber dans l’anonymat des caractères d’imprimerie.
[6] Gherasim Luca, La Voici la voie silanxieuse, Paris,  Editions José Corti, 1997. Les images analysées se trouvent aux pages 22, 26, 28,  31 et 32.
  [7] Gherasim Luca, Héros-limite, Paris, Le Soleil Noir [1953], 1970.
  [8] Gherasim Luca, « L’Echo du  corps », Héros-limite, op. cit., pp. 72-75.
  [9] M.  Foucault, Ceci n’est pas une pipe, op. cit., pp. 37-45.
