L’image bégaie, elle aussi – Lisible et visible
dans l’œuvre de Gherasim Luca

- Suzuki Masao
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résumé
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Fig. 1. P. Eluard et M. Ernst, Le Malheur
des immortels
, 1922

En guise d’introduction : le paradoxe de l’image de couverture

 

      Dans un roman illustré, la relation existant entre le texte et l’image est dans la plupart des cas celle d’une subordination de la dernière au premier : l’illustration sert le récit. Mais qu’en est-il de la relation entre le récit et l’image de couverture ? Cette image n’illustre pas le texte, en ce qu’elle ne correspond pas nécessairement à un moment précis de l’histoire racontée. Même si le lecteur peut, après coup, constater une telle correspondance au cours de sa lecture, il n’a affaire qu’à une image certes séduisante mais ambiguë, quand il a ce roman dans les mains pour la première fois.
      Il n’est pas rare, en outre, que l’image choisie pour la couverture n’illustre aucun épisode particulier. Rappelons-nous le premier tome de Fantômas, qui a fait date dans l’histoire du roman populaire. Sur la couverture, un homme immense, masqué comme pour un bal, couronné de son chapeau haut-de-forme emblématique, domine magistralement la ville, Paris, immédiatement reconnaissable à la silhouette de ses monuments. Aucun lecteur ne peut se tromper sur le caractère symbolique de l’image, qui exprime le pouvoir d’horreur que le héros exercera sur la capitale tout entière. Mais ce caractère non illustratif peut se retrouver également sur une couverture plus réaliste. Si plusieurs personnages nous regardent, chacun dans une position plus ou moins significative, nous nous imaginons, à partir de leurs expressions, de leurs gestes ou de leurs costumes, le rôle qu’ils joueront dans le roman. Certes, l’image imprimée sur la couverture présuppose certaines relations avec le texte, mais ces relations ne sont ni univoques ni unilatérales, plutôt suggestives et peut-être plus ou moins douteuses.
      Nous n’avons ni l’intention ni la capacité de retracer ici l’histoire de la couverture illustrée dans les temps modernes, mais il semble que c’est avec la popularisation du roman au XIXe siècle que le texte narratif est arrivé à accepter et même demander une liaison plus ou moins ambiguë avec la couverture. Celle-ci révèle désormais, par la seule force de l’image, le genre de l’histoire racontée ainsi que le sentiment ou le plaisir qui sera offert par la lecture. Mais ce genre de couverture séductrice risque d’impliquer que le texte n’est pas suffisamment attirant à lui seul, de sorte qu’elle est utilisée plutôt dans les genres dits populaires (romans policiers, science-fiction ou romans pour la jeunesse) et non par les romans d’une plus haute tenue littéraire. Cela n’empêche pas de supposer que tout le texte littéraire est subrepticement ouvert à la tentation d’avoir un commerce avec des images impures, utiles mais indomptables, au moins à la périphérie de son territoire.
      L’image de l’héroïne qui pleure sur la couverture, même clairement liée à un épisode, n’en est pas une représentation ; elle est un emblème banal mais énigmatique de l’histoire. Une nouvelle édition d’un roman peut s’orner d’une couverture radicalement différente de celle des précédentes. L’image de couverture d’un roman à grand tirage, elle, peut même se détacher physiquement du récit pour se déplacer sur des prospectus. Tout comme les affiches de films, ces couvertures constituent un seuil obscur qui n’est ni l’intérieur ni l’extérieur de l’histoire racontée.
      Ne l’oublions pas : la liaison polysémique du texte et de l’image n’est pas du tout un exploit des seuls artistes d’avant-garde. L’image qui accompagne le texte sans l’illustrer, nous l’avons toujours sous nos yeux quand nous sommes fascinés par la couverture d’un livre, quel qu’il soit.

 

Le calligramme ne dit ni ne représente

 

      Le défi expérimental des artistes commence pourtant quand ils essaient de provoquer des relations paradoxales comme celles que nous venons d’évoquer, non plus entre la couverture et le récit mais sur une seule page. Les rapports du lisible et du visible dans le calligramme, par exemple, ne trouvent-ils pas leur modèle moins dans les relations du roman et de ses illustrations que dans celles du roman et de sa couverture ? Il suffit de donner un coup d’œil à une des compositions d’Apollinaire pour se convaincre que le dit ne s’y limite pas à répéter le figuré sur un plan langagier. C’est le sentiment du poète faisant face à son image qui encadre le miroir ; les chiffres sur le cadran sont remplacés par des notations d’ordres divers concernant chacun d’eux. Que font l’image et les mots au lieu de re-figurer ou de re-dire ? Dans sa réflexion très connue sur René Magritte, Michel Foucault constate que « le calligramme ne dit et ne représente jamais au même moment » [1]. Il y a lieu évidemment de douter que cette constatation corresponde à notre expérience réelle. Il est tout de même vrai que l’acte de décoder la signification et celui de comprendre les images relèvent de deux logiques différentes. Et ce décalage, même minime, nous rappelle les relations du texte et de la couverture. Le lecteur qui prend un livre dans ses mains fixe d’abord ses yeux sur l’image de couverture, lit le texte, puis se rappelle ce qui a été dit après avoir refermé le livre. De même, le lecteur/spectateur du calligramme regarde d’abord la forme composée, déchiffre ce qui est écrit, puis se rappelle ce qu’il a lu en voyant la totalité de la page. Les relations du texte et de l’image ne sont pas ici de l’ordre de la représentation ni même de l’expression, mais du rappel.
      Il va de soi que la contemplation d’une illustration et la lecture du récit ne sont jamais complètement simultanées. Néanmoins, étant donné la subordination de l’image au texte, le temps de la contemplation est finalement intégré au temps de la lecture. Une fois l’illustration contemplée, le temps doit redevenir linéaire comme si la contemplation ne s’était jamais introduite dans la lecture. Au contraire, dans le calligramme, le texte et l’image restent à jamais extérieurs l’un à l’autre et leurs relations sont toujours variables et ambiguës. Ils se lient sans se ressembler, tout comme les deux faces d’une pièce de monnaie qui ne sont jamais regardées en même temps. Dans la mesure où on reste dans le modèle de l’illustration, il est inévitable que le texte et l’image, même s’ils traversent des phases dialogiques ou concurrentielles, trouvent en fin de compte un rapport de correspondance équilibrée. Pour produire des relations du type de celles du texte et de la couverture, il faut recourir à d’autres opérations. Parmi les écrivains ou artistes modernes qui les ont le plus pratiquées, on ne peut pas ne pas penser aux collaborations entre les poètes et les écrivains au sein du groupe surréaliste.
      Citons comme exemple typique le travail à deux mené par Paul Eluard et Max Ernst dans Le Malheur des immortels [2]. La correspondance entre les collages des pages de gauche et les textes des pages de droite est le plus souvent énigmatique ; même si certains mots se rapportent à telles ou telles parties de l’image, celle-ci est chancelante. Dans Rencontre de deux sourires (fig. 1), les mots « coiffeurs », « mariés » et « premier bal » utilisés dans le texte créent des relations polysémiques qui font que le couple représenté peut être considéré comme de nouveaux mariés, un coiffeur et son client, ou encore un habilleur et une débutante. La correspondance flottante entre les signes (littéraires et picturaux) met en scène le caractère indécidable des significations.

 

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[1] M. Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Saint-Clément, Fata Morgana, 1973, p. 28.
[2] P. Eluard et M. Ernst, Le Malheur des immortels, Paris, Librairie Six, 1922. Réédité dans P. Eluard, Poésies 1913-1926, Paris, Gallimard, « Poésie », 1971.