
L’image bégaie, elle aussi – Lisible et visible
    dans l’œuvre de Gherasim Luca
  - Suzuki Masao
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Fig. 2. Gherasim Luca, Douce et 
pénétrante rencontre 

Les surréalistes ont souvent tenté de désarticuler les relations hiérarchiques habituelles entre le texte et l’image, et cela non seulement pour produire de nouvelles significations inattendues, mais aussi pour ouvrir un territoire hétérogène et paradoxal où le texte et l’image se rapprochent mais s’excluent sans jamais atteindre un état d’équilibre. Un poète dont l’importance a été largement reconnue dès la fin du siècle dernier a entrepris de telles opérations avec une intensité particulière. C’est Gherasim Luca, qui nous intéressera ici.
Collages bégayants : les cubomanies
      Plusieurs études publiées  depuis la mort du poète en 1994 permettent de se faire une image de Gherasim Luca  infiniment plus claire qu’il y a vingt ans. Il reste tout de même difficile de  dire comment se sont formés la figure emblématique de sa philosophie, le  « Non-Œdipe », ainsi que le procédé du bégaiement poétique, point de  départ et noyau de tout son travail littéraire. Il en est de même pour l’expérience  de la « cubomanie ». C’est au début des années 1940, dans le cadre de ses  activités clandestines menées à Bucarest avec quatre surréalistes de ses amis,  que Gherasim Luca a prouvé son originalité de manière décisive dans le domaine  plastique, d’une part par l’invention de l’« objet objectivement  offert » (O.O.O.) qui a renouvelé la conception surréaliste de l’objet, et  d’autre part par l’établissement d’un nouveau procédé de collage dit «  cubomanie » qui, à la différence des collages d’un Max Ernst qui insère des  figures détachées de leur contexte originel dans un paysage imprévu, consiste à  couper une ou des images choisies en plusieurs carrés puis à combiner ces  morceaux d’une façon apparemment fortuite. Cette dernière pratique nous paraît  particulièrement importante du point de vue des relations paradoxales et non  illustratives entre le texte et l’image.
            Certaines des premières «  cubomanies » ont été rassemblées en 1946 – pendant la courte période où le  groupe de Bucarest a mené ses activités de manière officielle, à la suite de l’écroulement  du pouvoir fasciste – sous le titre Les Orgies  des quanta [3]. Chaque cubomanie est  accompagnée d’un titre comme Indéterminisme  d’un amour, Douce et pénétrante  rencontre ou Elle n’est jamais finie.  Dans la plupart des cas, les rapports du titre et de l’image sont obscurs, mais  l’image intitulée Douce et pénétrante  rencontre (fig. 2),  par exemple, semble venir d’une gravure où un garçon et une fille se regardent.  Le titre n’est donc pas complètement arbitraire.
            Comme nous l’avons suggéré  ailleurs [4], la cubomanie est  structurée pareillement au bégaiement poétique inauguré à la même période et  cela justifie, ce nous semble, le sous-titre du recueil : Trente-trois  cubomanies non-œdipiennes. Si le bégaiement poétique se définit comme la  trace laissée par un sujet parlant incapable de prononcer une phrase – en  l’occurrence « je t’aime passionnément » –, la cubomanie n’est autre  qu’un dispositif qui oblige un sujet regardant à produire en imagination  de nouvelles relations entre des morceaux séparés puis combinés, et à tenter de  reconstruire l’image originelle, démarche vouée à l’échec en raison du manque  de plusieurs pièces. Ces procédés sont non-œdipiens en ce qu’ils font avorter le  désir œdipien de remonter vers l’origine perdue.
            Le rôle que les titres  jouent dans ce processus nous paraît significatif. Un titre volontairement  arbitraire est tout de suite rempli de significations, sous l’effet de l’horreur  du vide sémantique. Il arrive également que ce titre arbitraire soit  joyeusement accueilli comme une énigme inoffensive (comme certains titres de  Magritte). Au contraire, les titres des premières cubomanies réussissent à  rester branlants parce qu’il est impossible de savoir s’ils décrivent l’image  proposée ou l’image originelle qui est donnée à reconstituer. Le titre  renvoie-t-il à l’image perdue, innommable ? Ou bien est-il destiné à osciller  entre deux hypothèses inconciliables ? Notre impression est que le titre lui  aussi échoue sans cesse à nommer. L’image bégaie. Le titre de même.
            Les cubomanies que le poète  a réalisées après son exil en France en 1952 sont le plus souvent dénuées de  titre bien défini. Après les années 1950, les collages au sens large du terme  seront toujours présents dans son travail plastique, mais ils seront rarement  liés au texte. Une exception importante est Non-Œdipus X [5], une série de collages  réalisés par Micheline Catti, compagne du poète, combinés avec des textes aussi  énigmatiques que les images.
          Les collages de Catti sont  au nombre de huit, y compris celui qui sert de frontispice. Ils se trouvent sur  les pages de droite, alors que les pages de gauche sont occupées par les textes  de Gherasim Luca. Ceux-ci, très succincts, semblent former une phrase hermétique  : « LE POETAIRE ET L’ARTISTHIMUS / SEXE PRIME / SE TROUVE PERDU /  ICI-OUTRE / ICI-OUTRE / NYMFAUNE LICORNEMENTAL / SILENSOPHONE /  ZEROHEROSEROS ». Remarquons ici l’interaction  paradoxale du texte et de l’image. De même que les mots notés par Gherasim Luca  sont écartelés en plusieurs significations, les collages de Catti sont eux  aussi chargés d’une ambiguïté volontaire. Dans un des collages (fig. 3) la  peau d’un lézard est incorporée aux rochers de façon à troubler les  spectateurs : la figure de l’animal a été découpée sans respecter son  contour. Quand on lit dans le texte : « … se trouve perdu  ici-outre », il est donc impossible de savoir non seulement ce que  signifie « ici-outre » mais aussi où se situe ce « ici-outre »  dans l’image. Les images comme les mots donnent lieu à plusieurs  interprétations possibles mais contradictoires les unes avec les autres ;  leur rencontre redouble les contradictions intrinsèques du lisible et du  visible. Dans Les Orgies des quanta, l’ambigüité de l’image produit celle  du texte, mais ici l’opération est réciproque.
Renverser le calligramme : les dessins en pointillés
Une autre pratique particulièrement significative met en question les rapports du texte et de l’image chez Gherasim Luca : les dessins en pointillés. Après les années 1950, Gherasim Luca n’a cessé de multiplier ses dessins pointillés jusqu’au moment où l’affaiblissement de sa vue lui a interdit de continuer ce travail méticuleux. D’innombrables petits points noirs disposés sur la blancheur de papier, souvent une masse informe et abstraite, font apparaître de temps en temps des lettres ou même un texte poétique. Ces expériences qui font du visible le lisible, bien qu’occasionnellement utilisées pour « illustrer » ses recueils, n’ont jamais été rassemblées dans un volume. Il n’en reste pas moins que les relations du texte et de l’image chez Gherasim Luca nous y sont révélées comme nulle part ailleurs. Que peut-on dire de ces documents rarement abordés par les chercheurs ?
[3] Gherasim Luca, Les Orgies des  quanta. Trente-trois cubomanies non-œdipiennes, Bucarest, coll. « Surréalisme », 1946.
  [4] Suzuki M., Gerashimu Ruka – Non-Oidipusu no senryaku [Gherasim Luca, stratégie de Non-Œdipe], Tokyo, Suiseisha, 2009, p. 161.
  [5] Gherasim Luca et M. Catti, Non-Œdipus  X, Ampezzo, Le Parole gelate, 1998.
