Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 5. A. Rodin, Monument des Bourgeois
de Calais
, 1889

La métaphore spatiale

 

      Pour enrichir ses interprétations, Rilke recourt à une série d’images, comme si le langage seul ne suffisait pas à rendre compte de l’univers complexe et inépuisable de l’œuvre. Soucieux de livrer un discours cohérent où l’image rejoint la pensée et où la métaphore éclaire le sens, Rilke organise un système de reprise et de résonance. Ainsi, pour traduire le rapport de l’œuvre à la nature, Rilke note qu’elle « grandit chaque jour comme une forêt, et ne perd pas une heure » (p. 8). Dans son commentaire des Bourgeois de Calais (fig. 5), Rilke réutilise la métaphore de la forêt pour rendre compte du lien établi entre les diverses statues qui constituent l’œuvre, expliquant qu’au lieu de se toucher, « elles étaient debout l’une à côté de l’autre comme les derniers arbres d’une forêt abattue [...] » (p. 62). Sensible aux influences et aux qualités qui distinguent l’univers de Rodin, Rilke, à la suite de son maître, prélève dans la nature les images adéquates pour décrire la complexité et l’originalité de l’objet créé. Dans une lettre à Lou Andreas-Salomé, il réemploie de nouveau la métaphore de la forêt pour évoquer l’œuvre qui devient une sorte de mère nourricière : « C’est son œuvre qui l’a protégé ; il y a habité comme dans une forêt, et sa vie a dû être déjà bien longue, car ce qu’il a planté est devenu haute futaie » [20]. Prolongeant cette référence, Rilke décrit l’évolution de l’œuvre de Rodin selon la métaphore du germe : « Il commença avec le germe, en quelque sorte sous la terre. Et ce germe s’accrut vers en bas, enfonça une racine après l’autre, s’ancra avant de hasarder la première poussée vers le haut » (p. 14). Dans une autre métaphore spatiale non moins originale, Rilke établit un parallèle saisissant entre l’œuvre et l’image d’ « une grande ville, puissante et achevée » (p. 22), érigée à l’endroit même où un roi projetait de construire une nouvelle cité. Plus loin, il associe le geste de Rodin, glissant des corps aux visages, à « l’impression de passer, de l’étendue venteuse et mouvante, dans une chambre où beaucoup de gens sont réunis » (pp. 47-48). Pour Rilke, les statues et les créations de l’artiste ne se conçoivent pas comme des objets épars et dissociés mais plutôt comme des espaces riches, étendus et en dialogue permanent.

 

La leçon de Rodin

 

      Dans l’une de ses lettres à Lou Andreas-Salomé, Rilke résume en ces termes  l’enseignement qu’il doit tirer de l’œuvre : « [...] il m’apparaît manifeste que je dois effectivement suivre Rodin : non pas en transformant mon travail dans l’esprit de la sculpture, mais en organisant de l’intérieur le processus de création ; je dois apprendre de lui, non pas à modeler les formes, mais à me concentrer profondément en vue de ces formes » [21] (je souligne). Engagé dans sa quête poétique, Rilke est à la recherche d’un principe fondateur pour organiser le processus de création. Ici, l’œuvre devient une école précieuse, une source inespérée de construction à partir de laquelle la création à venir peut enfin prendre forme. Dans sa lecture de l’errance géographique de Rilke, Claude Porcell observe que « la quête d’une patrie, c’est aussi et surtout celle d’une forme, ou plutôt de la capacité à donner forme, à modeler » [22] (je souligne). C’est précisément cette « capacité à donner forme » qui guide la lecture artistique et symbolique que fait Rilke des travaux de Rodin. L’écrivain prend très vite conscience que le sculpteur a développé un processus de création nécessaire et efficace qui privilégie le lien avec la nature, éclaire les objets et les visages, forme le regard et la sensation au contact du monde. En d’autres termes, et comme le note Augustin de Butler dans la présentation d’un ouvrage consacré à Rodin : « un véritable sculpteur, ce n’est pas seulement un tailleur de pierres, c’est d’abord un penseur. Autrement dit, la sculpture c’est de la pensée modelée » [23] (je souligne).
      Dans ses Lettres à un jeune poète, Rilke estime qu’ « une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité » [24]. La démarche mise au point par Rodin semble avoir réussi à faire de la nécessité l’origine fondamentale de l’acte de création. L’œuvre d’art n’est plus une réalisation aléatoire ou gratuite mais l’élément fondateur autour duquel se construisent la vie du créateur et son rapport au monde qui l’entoure. L’œuvre d’art est nécessaire en ce sens qu’elle permet à l’artiste de repenser son existence et lui trouver une forme de signification transcendante et absolue. Dans une lettre à Lou Andreas-Salomé en date du 8 août 1903, Rilke écrit dans ce sens : « c’est lorsque je crée que je suis vrai, et je voudrais trouver la force de fonder ma vie là-dessus [...]» [25]. Aussi, dans la dernière lettre qu’il adresse à Kappus, il insiste sur cette dimension en notant que « l’art, lui aussi, n’est qu’une manière de vivre, et l’on peut pour ainsi dire, en vivant, sans le savoir, se préparer à lui » [26]. Au contact de Rodin et de son œuvre, Rilke comprend que chaque création artistique se prépare dans l’espace de la vie quotidienne, émergeant d’une forme de nécessité absolue et prenant forme au terme d’un processus technique détaillé et particulièrement bien maîtrisé.

 

Conclusion : Pour une métaphore de l’art absolu

 

      Dans la lettre qu’il envoie le 27 mars 1903 de l’Italie à son « Maître » pour lui annoncer la parution de l’ouvrage qui lui est consacré, Rilke fait de son essai la pièce d’articulation de ses futurs travaux : « [...] avec ce petit livre votre œuvre n’a pas cessé de m’occuper ; c’est la petite porte par laquelle il est entré dans ma vie; et depuis ce moment il sera là dans chaque travail, dans tout livre qui me sera permis de finir ; il sera (peut-être invisible pour les étrangers) dans tout ce que je veux encore faire, comme le grand printemps est dans chaque fleur d’un pays qui commence à comprendre la voix de la vie » [27]. Ainsi, dans cette vie mouvementée et vagabonde qu’a été celle de Rilke, la rencontre avec Auguste Rodin a fait date. Elle a été en quelque sorte l’élément déclencheur de ce « grand printemps » du moi et de l’œuvre, le facteur instigateur d’une nouvelle vision du monde et de la création. Pour autant, Sur Rodin n’est pas qu’un simple essai biographique qui retrace l’histoire d’une rencontre inattendue ou établit le compte-rendu d’une passion saisissante. L’œuvre de Rilke peut également se lire comme la métaphore d’un art absolu qui ne connaît ni les frontières classiques de la langue ni les lois figées de l’esthétique, une forme d’art qui s’écrit avec le langage des sens et se construit avec la matière des émotions. A sa manière, Rilke a élevé une statue en hommage à Rodin et à la création. A sa manière, il a sculpté une œuvre originale dans le matériau inépuisable des mots et des sensations.
       Dans ses Notes sur la mélodie des choses, Rilke définit l’art en ces termes : « Il est, oui, l’amour en plus ample, en plus démesuré. Il est l’amour de Dieu. Il n’a pas le droit de s’arrêter à l’individu, qui n’est que la porte de la vie. Il doit la franchir. La fatigue lui est interdite. Pour s’accomplir il doit œuvrer là où tous – sont un. Et quand il fait don de cet un, alors survient à tous une richesse sans limites » [28]. C’est probablement là que réside la leçon de Rilke et l’enseignement majeur de sa rencontre fondatrice avec Rodin : l’art est cette passion illimitée qui s’accomplit dans l’union nécessaire des individus et dans la fusion originale de leurs actes et de leurs pensées.

 

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[20] R. M. Rilke, « Lettre à Lou Andreas-Salomé – Oberneuland près Brême, le 8 Août 1903 », dans Sur Rodin, Op. cit., p. 82.
[21] Ibid., pp. 84-85.
[22] Cl. Porcell, « Avant-propos », dans R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Op. cit., p. 15.
[23] A. de Butler, « Présentation », dans A. Rodin, Eclairs de pensée, Op. cit., p. 10.
[24] R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Op. cit., p. 38.
[25] Ibid., p. 118.
[26] Ibid., p. 101.
[27] R. M. Rilke & K. Sabatier, Cher Maître, Op. cit., p. 28.
[28] R. M. Rilke, Notes sur la mélodie des choses, Editions Allia, 2010, paragraphe VIII.