Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 2. A. Rodin, L’Homme au
nez cassé
, 1864

      L’autre figure littéraire que Rilke prend soin d’associer à l’art de Rodin est Charles Baudelaire, cet homme parmi les souffrants qui « avait élevé sa voix et la tenait au-dessus des têtes des autres, comme pour la sauver d’un désastre » (p. 19). En Baudelaire, Rodin semble trouver l’idéal de l’artiste résolument moderne, engagé dans une quête absolue du réel, prêt à sacrifier le moi et le monde pour toucher l’essence de la vie. Rilke situe Rodin dans la continuité de l’expérience baudelairienne : « il sentait en Baudelaire quelqu’un qui l’avait précédé, quelqu’un qui ne s’était pas laissé égarer par les visages, et qui cherchait les corps où la vie est plus grande, plus cruelle, et où elle ne se repose jamais » (p. 20). Ne pas se laisser « égarer », préserver l’idéal de la création, garder une forme d’engagement inconditionnel en faveur de la vie qui émane des corps et façonne les sujets : telles sont les leçons baudelairiennes qui trouvent un écho dans le portrait de Rodin. Avec Dante, Rodin apprend à recréer les formes et ressusciter les mouvements de la poésie. Grâce à Baudelaire, il peut les voir directement dans le texte car leur pouvoir d’évocation est tellement puissant que la procédure de mise en forme s’effectue directement dans la poésie : « [...] dans ces vers il y avait des passages qui sortaient de l’écriture, qui ne semblaient pas écrits, mais formés, des mots et des groupes de mots qui avaient fondu dans les mains chaudes du poète, des lignes dont on palpait le relief, et des sonnets qui portaient, comme des colonnes aux chapiteaux confus, le poids d’une pensée inquiète » (p. 20, je souligne). Ici donc, Rilke finit par briser la frontière des genres entre la poésie de Baudelaire et la sculpture de Rodin. Baudelaire n’écrit pas : il met en forme les mots, offre au toucher les vers de sa poésie comme les matériaux d’un sculpteur. En somme, Baudelaire est le premier sculpteur qui ouvre la voie à Rodin et inspire les bases de son art de la composition et de la mise en forme.


Les métaphores de l’élévation

 

      Dans le prolongement de ces influences poétiques, le portrait de Rodin prend une autre dimension grâce aux métaphores et aux comparaisons. Fasciné par le personnage du sculpteur, Rilke semble trouver dans les images rhétoriques un moyen d’appréhender pleinement son maître. Ainsi, le travailleur Rodin est « comme le laboureur derrière sa charrue » et « tandis qu’il trac[e] ses sillons, il médit[e] sur son pays, et sur la profondeur de son pays [...] » (p. 49). Ici, la puissance de l’image du laboureur poussant sa charrue à travers les champs et méditant sur sa terre, permet à Rilke de rappeler le rapport du sculpteur avec le réel et de souligner l’effort et la profondeur de sa démarche de création : Rodin est le laboureur-philosophe qui travaille, façonne et repense le réel. Dans une lettre adressée à Lou Andreas-Salomé en date du 8 août 1903, Rilke va jusqu’à identifier Rodin avec la nature qu’il représente dans ses œuvres, notant qu’« il avait tout au fond de lui l’obscurité, le refuge et le calme d’une maison, et lui-même était le ciel par-dessus, était la forêt tout autour, et l’étendue, était le fleuve qui coulait à jamais devant » [7]. Rilke utilise aussi l’image de l’ouvrier qui, contrairement à ses congénères, « vit si complètement dans les choses, dans la profondeur de son œuvre qu’il ne peut pas éprouver des révélations autrement que par les moyens simples de son art » (p. 70). Ouvrier dévoué, Rodin est entièrement voué à sa tâche, constamment à l’écoute du monde qu’il façonne et des objets auxquels il donne forme. L’importance de cette représentation est confirmée à la fin de l’ouvrage lorsque Rilke choisit de retenir cette image comme la seule vérité posthume de Rodin : « On reconnaîtra un jour ce qui a fait si grand ce grand artiste, savoir qu’il a été un ouvrier qui ne désirait pas autre chose que d’entrer tout entier et de toutes ses forces dans l’existence basse et dure de son instrument » (pp. 70-71). Dans sa lettre à Lou Andreas-Salomé, Rilke affirme même que l’œuvre de Rodin « ne pouvait être faite que par un ouvrier [...] » [8]. La métaphore de l’ouvrier lui permet de définir Rodin non pas seulement selon le critère artistique : il l’associe aux travailleurs anonymes dont le quotidien s’écrit dans les usines obscures, loin des considérations strictement esthétiques qui fleurissent dans les ateliers d’artistes et les salons feutrés. « Il y avait là une sorte de renoncement à la vie ; mais par cette patience justement il finit par la gagner : car à son instrument vint l’univers » (pp. 70-71). Ainsi donc, en se consacrant à son travail, l’ouvrier Rodin redécouvre son existence et porte son œuvre au rang de l’universel.
      Voulant grandir Rodin, Rilke explore d’autres pistes encore. Pour rendre compte de la façon dont la nature guide son travail et lui en désigne les points de départ et d’émergence, le poète compare le sculpteur au Christ : « Lorsqu’il entamait son travail en ces points et tirait de petites complications une grande simplicité, il faisait ce que le Christ faisait aux hommes lorsque, par quelque parabole élevée, il purifiait de leur faute ceux qui lui posaient des questions confuses. Il remplissait une intention de la nature » (p. 50). Au-delà de l’image plus ou moins attendue de l’artiste engagé ou de l’ouvrier consacré à son travail, Rilke voit en Rodin un prophète rédempteur, capable de répondre aux lois de la nature et redonner une nouvelle vie à ses objets. En faisant émerger la qualité de la simplicité du cœur même des structures complexes du réel, Rodin réussit le miracle de la création et devient ainsi l’incarnation d’une forme d’absolu ontologique inatteignable. En « regard[ant] comme un homme de l’avenir dans les visages de ceux qui viv[ent] autour de lui » (p. 50), il peut projeter l’existence humaine vers un monde d’images nouvelles et infiniment riches. Entraîné par son admiration et sa ferveur, Rilke prolonge la métaphore religieuse et associe les ateliers de Rodin à l’existence divine, soutenant que « leur pauvreté est pareille à cette grande pauvreté de Dieu où, mars venu, les arbres s’éveillent » et expliquant qu’il y a dans les espaces de travail de Rodin « quelque chose d’un début de printemps : une discrète promesse et une gravité profonde » (p. 70). Dans son commentaire du masque de L’Homme au nez cassé (fig. 2), Rilke écrit que Rodin « l’[a] formé comme Dieu a formé le premier homme ; sans intention de produire autre chose que la vie elle-même, une vie sans nom » (p. 48). De cette façon, Rilke parachève le processus de glorification du sculpteur : il trouve en Rodin la figure idéale pour soutenir l’analogie entre Dieu et l’Artiste, et redéfinir le portrait du sujet créateur dans toute sa grandeur et son originalité. Ce parallélisme semble trouver un écho dans la philosophie de Rodin lui-même. Ainsi, dans un article datant de 1912, il note que « l’homme a une part éphémère à la Création : son idée lutte avec les œuvres de Dieu comme Jacob contre l’ange » [9].

 

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[7] R. M. Rilke, « Lettre à Lou Andreas-Salomé – Oberneuland près Brême, le 8 Août 1903 », dans Sur Rodin, Op. cit., p. 78.
[8] Ibid., p. 82.
[9] A. Rodin, « Pierre et marbre », dans Eclairs de pensée, écrits et entretiens, Op. cit., p. 56.