Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 7. A. Rodin, Monument à
Balzac
, 1898

Fig. 8. A. Rodin, L’Age d’airain, 1877

Fig. 9. A. Rodin, La Méditation ou
La Voix intérieure, 1896

Fig. 10.

Les qualités de l’œuvre

 

      A bien des égards, le texte de Rilke peut se lire comme un voyage à travers les qualités propres à l’œuvre de Rodin. En effet, Rilke consacre de nombreux passages aux caractéristiques qui distinguent et élèvent le travail du sculpteur. La grandeur et la richesse sont les premières lignes distinctives de l’œuvre. Rodin imagine la création comme une tâche « grande comme le monde » (p. 14) ; chacune de ses œuvres est une quête de « la grâce des grandes choses » (p. 9). Cette qualité primordiale de la grandeur vient encore souligner le rapport entre la création et le monde, la façon dont l’éternité représente en quelque sorte l’horizon de l’œuvre. Commentant le portrait de Balzac (fig. 7), Rilke évoque « cette grandeur prophétique qui (...) atteignait une telle perfection » (p. 50). Au sujet de la statue intitulée L’Age d’airain (fig. 8), il note que le geste de l’homme « paraît tout en grandissant marcher dans l’étendue de cette œuvre, marcher comme à travers tous les millénaires, très au-delà de nous, jusqu’à ceux qui viendront » (p. 28). Ce mouvement d’expansion qui porte l’œuvre au-delà de son cadre spatio-temporel grandit le geste de la création et le porte à une dimension nouvelle, prolongeant précisément la figure universelle de l’artiste.
      L’œuvre de Rodin se distingue par sa richesse et sa diversité inépuisables. Pour Rilke, à circuler au milieu des œuvres du sculpteur, on est très vite « vaincu par la profusion des trouvailles et des découvertes » (p. 8). De la diversité des corps représentés à la richesse intrinsèque des visages et des formes humaines, les sculptures construisent un vaste espace de créativité et d’inventivité. Cette diversité reflète aussi bien le talent de l’artiste que l’esprit d’ouverture inhérent à son univers. Elle se lit également dans la nature des matériaux utilisés. Evoquant les portraits, Rilke identifie « des bustes en plâtre, en bronze, en marbre et en grès, des têtes en terre cuite et des masques que l’on a simplement laissé sécher » (p. 51). Et Rilke de rapporter que « Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres » (pp. 41-42). Confronté à cet univers de création infini, l’exercice du commentaire ou de la description s’avère impuissant tant la diversité des objets créés semble riche et incommensurable.
      L’œuvre de Rodin est aussi pour le poète l’incarnation d’une forme d’équilibre et de justesse infaillibles. « Grandi[ssant] en pureté, seule avec elle-même et avec une nature éternelle » (p. 21), elle associe la simplicité et la profondeur, la précision du détail et la fascination de l’ensemble. Chaque buste devient le lieu de rencontre de « nombreux contrastes éloignés » et de « transitions inattendues » qui « s’épousent les uns les autres avec une force d’adhérence intérieure » (p. 54). L’observation des nus réalisés par l’artiste laisse entrevoir « l’infinie justesse et l’exactitude » de leurs formes, « le parfait équilibre de tous leurs mouvements » et « la merveilleuse équité intérieure de leurs conditions » (p. 44). L’équilibre et l’harmonie sont des données inhérentes à l’œuvre et à l’univers de l’artiste. A lire Rilke, il y a dans cette caractéristique un aspect qui frôle la perfection, portant l’objet créé au niveau de l’œuvre absolue. Dans son évocation de L’Homme au nez cassé (fig. 2), le poète observe que la beauté « naît du sentiment d’équilibre, de la balance qui se fait entre tous ces plans agités, du sentiment que tous ces éléments d’émotion achèvent de vibrer et de se perdre dans l’objet même » (p. 24).

 

La dynamique intérieure

 

      Par-delà toutes ces qualités, chaque œuvre de Rodin est aussi et surtout une entité autonome et active, un objet atemporel existant par lui-même, libre jusque dans son identité propre, loin du hasard et des normes. Rilke observe que la statue rodinienne doit « être en en quelque sorte intangible, sacrosainte, séparée du hasard et du temps dans lequel elle surgi[t], solitaire et merveilleuse comme le visage d’un voyant » (pp. 15-16). Le projet créatif de Rodin consiste à donner à chacune de ses statues « une sécurité, un maintien et une hauteur qui dépend[ent] de sa seule existence et non pas de sa signification » (p. 16). L’œuvre existe pour et par elle-même, constamment tournée vers son intérieur et habitée par son identité. Selon le commentaire de L’Homme au nez cassé (fig. 2 ), dans l’univers de Rodin, comme dans celui des sculptures des temps passés, « quelque grand que puisse être le mouvement d’une statue, qu’il soit fait d’étendues infinies ou de la profondeur du ciel, il faut qu’il retourne à elle, que le grand cercle se referme, le cercle de la solitude où une chose d’art passe ses jours » (p. 26). De même, dans la figure intitulée La Méditation ou La Voix intérieure  (fig. 9), le corps humain est tellement « concentré autour de ce qu’il a de plus intime » que « l’on ne sait se rappeler un geste plus saisissant et rendu plus intérieur » (p. 30). Enfin, le groupe constitué dans Les Bourgeois de Calais (fig. 5 ) est « complètement enfermé en lui-même, un monde propre, un tout, rempli d’une vie qui tourna[e] dans le même cercle [...] » (p. 62). Cette « entière absorption » (p. 26) de l’œuvre en elle-même est un élément fondamental dans les travaux de Rodin, leur procurant une forme d’équilibre intérieur et de repli vis-à-vis du dehors. Le Penseur (fig. 10) est non seulement tournée vers son intérieur mais totalement dédiée à son sujet puisque l’homme représenté est entièrement habité par l’acte de penser : « Son corps entier s’est fait crâne, et tout le sang de ses veines, cerveau » (p. 41). Plus important encore : l’œuvre n’est pas une entité figée mais un élément actif et dynamique. Evoquant le rapport de la lumière avec l’œuvre, Rilke relève « une infinité de rencontres » dont chacune est « différente » et « singulière » (p. 16). Dans son commentaire des œuvres récentes, Rilke s’intéresse à « de petits groupes qui agissent par leur apparence close et par le maniement doux du marbre » (p. 68). Ainsi, le mouvement initié par le créateur semble se poursuivre dans l’espace de l’œuvre. La dynamique de la création se prolonge dans le dynamisme de l’objet créé qui raconte son identité et livre ses caractéristiques à l’observateur. Cela fait écho à la première épigraphe de Pomponius Gauricus, choisie par le poète pour introduire son ouvrage : « Les écrivains s’expriment par des mots... mais les sculpteurs par des actes ». La sculpture est avant tout un acte d’expression qui se prolonge jusque dans la composition intérieure de l’œuvre créée. Dans Les Bourgeois de Calais (fig. 5), le dynamisme intérieur de l’œuvre prend tout son sens et Rilke précise qu’ « on [est] surpris de voir combien de l’ondoiement des contours les gestes mont[ent], purs et grands, s’él[èvent], rest[ent] debout et retomb[ent] dans la masse [...] » (p. 62). En somme, chacune des œuvres de Rodin est une création active, un espace de mouvements, de gestes et de rencontres qui traduisent un esprit de mobilité et une volonté d’animation permanente.

 

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