La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Fig. 35. L. Baugin, Nature morte à
l’échiquier
, v. 1631

Fig. 37. N. Robert, Ange
lançant des fleurs...
, 1638

Fig. 39. G. Arcimboldo, L’été, 1573

Fig. 41. Fr. Snyders, La Vendeuse de fruits, 1636

Fig. 43. Anthologie de la poésie
amoureuse de l’Age baroque
, 1990

Diptyques (imaginaires) et changements d’optiques

 

      L’édition de 1965 de l’anthologie de M. Allem nous présente une Nature morte à l’échiquier de Baugin (vers 1631) que l’on peut voir au Musée du Louvre (figs. 35 et 36). La datation correspond ici à la fin de ce que les historiens de la littérature appellent « âge baroque ». On peut lire cette nature morte comme une vanité car elle en présente certaines caractéristiques de manière frappante : des objets connotant aussi bien les nourritures terrestres physiques (le verre de vin rouge, la boule de pain) que spirituelles (la mandore pour la musique, l’échiquier). De plus, certains éléments du tableau (la mandore, la partition) sont sur la corde raide, semblent sur le point de tomber, ce qui constitue un trait stylistique fréquent des vanités picturales. Cette vanité rappelle probablement la gravité qui habite la poésie française de l’époque baroque, hantée par une anthropologie de l’inconstance et de la perte que J. Rousset mettra en 1953 puis en 1961 en lumière. On peut lire cette première de couverture en diptyque avec celle du second tome republié en 1966 par Garnier-Flammarion. Il s’agit en l’occurrence du frontispice de La Guirlande de Julie par Nicolas Robert (1638) (figs. 37 et 38). La lyrique amoureuse apaisée, mondaine vient se présenter ici comme pendant de la vanité mise en relief au premier tome. Comme si le Classicisme prenait le relais du Baroque. Il est certain que M. Allem, décédé à l’époque, ne participa pas à la décision de choisir ces deux tableaux qui, mis en relation, présentent des connotations intéressantes.
      Dans l’anthologie de Cl.-G. Dubois, L’Eté d’Arcimboldo, qui illustre le tome premier (figs. 39 et 40), désigne allégoriquement l’apogée du baroque français, le « plein baroque », soit la période s’étendant de 1560 à 1600 selon l’anthologiste. La nature morte de Snyders sélectionnée pour illustrer le tome second  (figs. 41 et 42) renvoie alors clairement à l’automne du Baroque, à sa décomposition progressive, due à l’avancée elle aussi progressive du classicisme. L’itinéraire proposé par ce diptyque identifie donc une large période d’un siècle (1560-1660) et dévoile des moments de rupture et de continuité. La synecdoque anthologique se fait ici résumé historiographique de la poésie française entre ces deux dates.
      Deux itinéraires totalement antithétiques, voici comment l’on peut qualifier les deux anthologies de M. Jeanneret. La première, en collaboration avec Terence Cave, construite autour de La Muse sacrée, propose un « ordre virtuel », un parcours thématique et téléologique composé de trois grandes sections comportant elles-mêmes plusieurs sous-catégories : « L’Homme déchu », « Dieu sur terre » et « L’Ame ravie ». Ce parcours entend épouser le mouvement même de la poésie religieuse du temps :

 

Arranger les textes de cette anthologie selon un ordre qui fût valable sur le plan thématique et en même temps sur celui, plus intime, d’un progrès spirituel, ce n’était donc qu’adopter - ou du moins adapter - la solution des poètes de l’époque. Il est vrai que nous avons ajouté, à la structure binaire dont nous avons parlé jusqu’ici, une troisième phase où le poète dévot se hausse enfin au niveau de la révélation divine et, se dépouillant de sa nature déchue, subit la métamorphose spirituelle qui lui donnera accès aux mystères transcendants. Mais cette phase était elle aussi prévue par les manuels de méditation, comme nous le montrerons plus loin ; la téléologie de la dévotion est d’ailleurs nécessairement régie par une aspiration vers le salut et vers son analogue terrestre, qui est la contemplation extatique [50].

 

      Ce parcours est soutenu, résumé par la méditation, qui fonde toute poésie spirituelle au XVIIe siècle. Le sens de l’illustration de couverture est de mettre en avant la conversion intérieure [51] mais aussi la conversation intérieure que constitue la méditation poétique, conversation fondant la gradation du parcours proposé. Tel est le sens du choix suivant : le Saint Jérôme pénitent de Georges de La Tour. Ce tableau présente le saint en méditation, c’est-à-dire en plein exercice du « cheminement de l’âme » [52]. Ce parcours intérieur est aussi pour T. Cave et M. Jeanneret « parcours de lecture », métaphore de l’acte même de (se) lire [53]. L’intégration totale de cette image au texte marque donc l’intimité profonde (c’est bien un ordre « plus intime » qui est visé) entre méditation et lecture, entre poésie baroque religieuse et parcours spirituel, entre anthologie et image de couverture enfin. On pourrait presque parler, plus que de relation synecdochique, de relation de transfert métonymique. Le tableau de La Tour constitue quoi qu’il en soit un seuil complet, puisqu’il rend compte immédiatement, sans réduire l’objet à un seul de ses aspects, de l’optique anthologique choisie ici. L’intégration reflète cette cohérence interne.
     A contrecourant, La Muse lascive présente une fresque des murs de Pompéi représentant Galatée et Polyphème et ordonne une lecture rappelant l’influence latine dans la conception de l’érotisme en Occident. Le Sexe et l’Effroi de Pascal Quignard pourrait être le livre théorique totem de cette anthologie, d’autant que Polyphème enserrant Galatée est un double symptôme, du désir sexuel et de l’effroi que sa monstruosité cause à Galatée. Il y a donc dans la poésie érotique française de l’époque baroque un effroi inhérent à la nature de la sexualité, qui s’exprimera notamment par les textes sidérants (au sens d’effroi sexuel, défini par P. Quignard) d’un Sigogne par exemple. Relation métonymique s’il en est, qui détermine un rapport d’inquiétante étrangeté à l’égard du sexe, considéré comme un objet ambivalent questionnant la nature du masculin et du féminin. Par ailleurs, la double référence latine et mythologique (la fabula d’Acis, Galatée et Polyphème) rappelle combien l’hypotexte antique compte dans l’appréhension de l’érotisme au XVIIe siècle. C’est donc une lecture résolument anthropologique qui sera soutenue dans l’anthologie, et qui est déjà mise en place ici.

 

Blason, Eros et poésie baroque : Gisèle Mathieu-Castellani

 

      La couverture de la première édition d’Eros baroque chez UGE a été réalisée par Pierre Bernard d’après Bulloz. Elle représente un entremêlement de corps dénudés et lascifs [54] : enfants caressant le sein d’une femme ou tirant un vieillard probablement lubrique ou en passe de le devenir vers le lieu de la débauche, autant de figurations qui détonnent franchement avec la thématique de l’autre anthologie de G. Mathieu-Castellani, organisée autour de la poésie amoureuse. On peut cependant observer en bas à droite de l’image des masques d’acteurs tombés au sol. Cette clé nous renvoie à la nature proprement érotique de l’anthologie. La mention du titre, « Eros », est invitée à être lue en ce sens par ce détail de couverture, qui fait de cette anthologie la face sombre, pornographique, de l’amour baroque, ce qu’accentue le fond noir de la première de couverture. Le montage anthologique signale ici l’importance accordée en priorité à cette poésie de la lubricité. L’Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, publiée onze ans après [55], propose à première vue un autre panorama de cette thématique poétique, mais plus précisément encore, le blason présenté en couverture de cette anthologie (fig. 43) renvoie tout naturellement à la thématique autre qui la fonde : les relations entre les amants sont offertes au regard en guise d’ouverture visuelle du texte. La poésie amoureuse de l’âge baroque est également donnée à lire et à voir sous le régime d’une appréhension topique la plaçant dans la filiation de la Renaissance. Et de fait, G. Mathieu-Castellani édite des poètes comme Du Perron, Agrippa d’Aubigné ou encore Desportes et Isaac Habert, qui font la transition entre ces deux univers [56]. Cette couverture constitue le négatif de celle d’Eros baroque, avec laquelle elle forme un diptyque imaginaire et antithétique : d’un côté l’amour centré sur l’agapè, de l’autre l’amour centré sur l’eros. Par le biais de cette bipartition, c’est l’influence du néo-platonisme qui est interrogée à l’aide de ce véritable clair-obscur anthologique.

 

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[50] M. Jeanneret et T. Cave La Muse sacrée, Op. cit., pp. 18-19.
[51] Voir Ch. Belin, La Conversion intérieure. La Méditation en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2002.
[52] M. Jeanneret et T. Cave, La Muse sacrée, Op. cit., p. 17.
[53] Sur la question de la lecture et de l’herméneutique de soi au XVIIe siècle, voir A. Volpilhac, Le « Secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2015, ainsi que notre compte-rendu, M. Cartron, « Le Temps de la lecture: (se) lire au XVIIe siècle », Acta fabula, vol. 16, n°7, Essais critique, novembre 2015 (page consultée le 10 mai 2016).
[54] G. Mathieu-Castellani, Eros Baroque. Anthologie de la poésie amoureuse de l’Age Baroque (1570-1620), Paris, UGE, « 10/18 », 1979.
[55] G. Mathieu-Castellani, Anthologie de la poésie amoureuse de l’Age Baroque (1570-1640). 20 poètes maniéristes, Paris, Le Livre de Poche, « Bibliothèque classique », 1990.
[56] La périodisation choisie est en effet 1570-1640.