La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Littérature et image sont immiscibles. Nombreux sont les peintres et écrivains qui ont tenté de fondre ces deux expressions. Ce ne sont qu’erreurs. Ce sont autant d’occasions de fou rire. Prétention de fous. Ces deux expressions ne peuvent pas être juxtaposées. Jamais elles ne sont appréhendées ensemble quelque rêve que nourrisse celui qui se saisit de ce genre de livres. Quand l’un est lisible, l’autre n’est pas vu. Quand l’un est visible, l’autre n’est pas lu. A quelque contiguïté qu’on s’efforce, ces deux media demeurent parallèles, et il faut dire que, pour l’éternité, ces mondes sont impénétrables l’un à l’autre. (…) Le système spinoziste en a fourni une théorie péremptoire. Un mode d’expression ne se transpose en un autre qu’à la condition de sa perte [1].

      On peut considérer que l’un des intérêts des études portant sur les relations entretenues par le texte et l’image consiste à mesurer les rapports de tension informant la nature d’un objet commun – le livre en est un exemple physique éloquent – dont ces deux médias rendent simultanément compte. De par sa nature composite, l’anthologie, véritable compilation de textes rassemblés sous l’étiquette d’un dénominateur commun, peut constituer un observatoire intéressant de cette déliaison des deux médias évoqués. En effet, la couverture d’anthologie configure un résumé synecdochique de l’objet qu’elle illustre [2]. L’anthologie, en tant qu’elle constitue une lecture lacunaire, fragmentaire, en tant qu’elle constitue un panthéon d’un siècle, d’un genre, d’un mouvement, réalise déjà, par le choix de textes qu’elle présente, ce résumé synecdochique : les textes retenus sont les plus représentatifs et/ou les plus intéressants, ils sont ceux qui illustrent le mieux l’esthétique d’un siècle, ou mieux, la nature d’une esthétique, l’esthétique baroque par exemple. Tel sera ainsi l’objet de notre réflexion : la mise en forme d’une conception de la poésie baroque française et ses fondements critiques et anthropologiques dans quelques anthologies des XXe et XXIe siècles consacrées à la poésie française du premier XVIIe siècle. La couverture d’anthologie vient donc assumer une conjonction ou une disjonction avec le contenu de l’anthologie. En effet, comment représenter en une image, en une couverture, la diversité (notablement mise en avant dans les anthologies) de notre objet d’étude, à savoir la poésie française du premier XVIIe siècle ? En fonction de l’organisation de l’anthologie, le rapport pourra déterminer la mise en avant d’une thématique essentielle (l’inconstance, l’eau, la méditation…) constitutive de la poésie baroque française, qui revêtira quoi qu’il en soit une fonction évocatrice (rappel synecdochique de l’un des aspects majeurs de la poésie française du premier XVIIe siècle). L’image, souvent empruntée à une œuvre artistique de l’époque baroque (Karel Dujardin, Antonio Tempesta, Martin Fréminet …), propose également un usage téléologique de la lecture anthologique : l’image de couverture attire l’attention sur l’aspect jugé essentiel, sur ce qui rend le mieux compte de la poésie baroque française, de son essence. A contrario, l’emploi universitaire de la première de couverture, consistant à mettre en avant le sérieux de l’ouvrage, par son dépouillement et par son insistance sur l’instance de production, organise un autre rapport, avant tout critique, à la lecture anthologique.
      La notion de résumé synecdochique est opératoire pour interroger ces rapports de tension entre le texte et l’image dans les anthologies de poésie française du premier XVIIe siècle publiées aux XXe et XXIe siècles, car elle permet de mesurer simultanément comment une anthologie fabrique un lecteur modèle et comment les couvertures d’anthologies rendent compte de manière anthologique de la poésie du premier XVIIe. Tel est le double but que nous entendons poursuivre en nous appuyant sur cette notion théorique : éclairer l’importance des premières de couverture d’anthologies en tant que « seuils » (selon la terminologie de Gérard Genette [3]) des textes retenus, et mesurer leur implication dans le processus anthologique touchant à la poésie française de l’âge baroque. Par là, c’est un rapport particulier du texte et de l’image, celui d’« images poétiques du Baroque », qui pourra éventuellement être développé.
      Notre corpus se veut suffisamment large pour embrasser globalement la période choisie. Une distinction d’ordre méthodologique s’ajoute à celle déjà évoquée portant sur les fonctions évocatrice et universitaire des couvertures : elle concerne les anthologies générales, qui entendent donner une vision complète de la poésie « baroque », d’un point de vue stylistique comme générique. L’anthologie thématique en revanche, s’intéresse plus précisément à un thème (la poésie religieuse ou érotique par exemple).
      L’anthologie est donc a priori forcée de réduire la couverture à un certain aspect, qui peut se retrouver, en vertu des relations synecdochiques évoquées, dans le « tout », dans la poésie baroque comme dans le sujet thématique choisi, au sens large [4] ; mais nous verrons que l’éloquence de l’image de couverture, dans le cadre de son dialogue avec l’objet qu’elle figure, fournit d’autres techniques de mise en place et en espace permettant peut-être de contourner l’aporie initiale proposée en exergue.
      Par « rhétorique de Circé », nous entendons ainsi désigner les métamorphoses de l’image du Baroque dans les anthologies de notre corpus. Ces métamorphoses ordonnent une construction sous forme de résumé synecdochique destinée à introduire le Baroque poétique par son thème, son aspect saillant jugé le plus important. On se retrouve alors devant une image particulière, au sens de lecture, du Baroque. Le discours anthologique est ainsi mimé par la couverture et nous délivre « une certaine idée de la littérature » [5], ici une certaine idée de la poésie française du premier XVIIe siècle. Par ailleurs, il convient de rappeler que les couvertures que nous évoquerons sont la plupart du temps le fait des éditeurs, et non des anthologistes. Nous travaillerons donc essentiellement sur des effets de lecture voulus par diverses stratégies éditoriales.

 

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[1] P. Quignard, « Sur les rapports que le texte et l’image n’entretiennent pas », dans Petits traités I, VIIe traité, Paris, Gallimard, « Folio », 1997 [1990], pp. 134-135.
[2] « Les deux systèmes s’opposent théoriquement, nous le savons bien, ils n’en forment pas moins sous nos yeux toutes sortes de combinaisons qui s’offrent en même temps à la collaboration du regard et de la voix » (J. Rousset, « Lire et regarder. Le mariage du texte et de l’image », dans Passages. Echanges et transpositions, Paris, José Corti, 1990, p. 133). Dans notre corpus, la voix baroque est mise en image par la couverture.
[3] G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, « Poétique », pp. 7-19.
[4] Daniel Bergez note à ce sujet que « si la convergence de la littérature et de la peinture est patente dans les genres qu’ils se sont appropriés en commun, elle devient tangible lorsqu’ils sont réunis dans un même ensemble de référence. Ainsi la pratique de l’illustration fait voisiner dans un même volume, sur un même espace, un texte et sa transposition graphique. Il s’agit d’une situation dialectique par excellence, d’un dialogue dans lequel, par un jeu de chassé-croisé, peinture et littérature avivent leurs séductions réciproques, ou rêvent de s’inclure mutuellement » (Littérature et peinture, Paris, Armand Colin, 2004, p. 117). Notre situation est certes bien particulière, d’autant plus que les couvertures d’anthologies, objets singuliers à plus d’un titre, n’ont jamais été étudiées, et posent des questions qui leurs sont propres, mais nous voyons bien à l’œuvre, d’un point de vue général, ce jeu de chassé-croisé, ce dialogue.
[5] E. Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, « Ecriture », 1997, p. 8.