La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Fig. 32. Mon âme, il faut
partir
, 2011

Fig. 33. M. Fréminet, La Chute des anges
rebelles
, 1615

Intégration

 

Histoire de l’art et poésie baroque (2) : David Lee Rubin

 

      La couverture de la réédition de l’anthologie de D. L. Rubin [36] présente une coupole d’église conçue en cercles concentriques (fig. 22 ), ce qui renvoie naturellement au vertige de l’illusion qui caractérise le Baroque. Selon G. Poulet,

 

la forme du cercle est (…) la plus constante de celles grâce auxquelles nous arrivons à nous figurer le lieu mental ou réel ou nous sommes, et à y situer ce qui nous entoure ou ce dont nous nous entourons. Sa simplicité, sa perfection, son application continument universelle en font la première de ces formes privilégiées qui se retrouvent au fond de toutes les croyances et qui servent de principe de structure à tous les esprits [37].

 

C’est que le cercle est éminemment baroque, puisqu’il comporte mises en abîmes ou structures enchâssées, si prisées dans la première moitié du XVIIe siècle. De plus, « Dieu est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part » [38]. Cette ancienne définition de Dieu, qui fut fondamentale très longtemps, demeure encore à l’époque baroque, charnière entre la parole réactivant le divin et la perte de la fable du monde causée par l’avènement proche du rationalisme [39]. Ainsi, « la sphère infinie peut être interprétée comme une figuration de l’immensité divine ; mais elle peut être aussi interprétée comme une figuration de cet autre attribut divin : l’éternité » [40]. Cette vision anthropologique, qui caractérise encore l’esprit baroque, est rappelée par cette couverture. C’est la dimension anthropologique de la poésie baroque comme lutte entre l’inconstance et la permanence qui est évoquée. Selon G. Poulet en effet, « il n’y a pas de trait plus caractéristique de l’imagination baroque que ce mouvement croisé par lequel l’immensité de l’univers devient un jouet entre les mains d’un enfant, tandis que la petitesse de l’enfant devient l’immensité d’un Dieu qui embrasse le monde » [41]. Ces relations métonymiques, synecdochiques, justifient pleinement cet usage de la couverture chez D.-L. Rubin : c’est à une figuration du Baroque comme esthétique de la synecdoque que nous assistons. Cette synecdoque se fait aussi discours critique, en accord avec le discours anthologique. Le seuil du texte que constitue cette couverture ouvre également vers l’autre pôle de la tension anthropologique décelée ici : « cette nouvelle position centrale occupée par l’homme n’a rien de commun avec la position médiane occupée par la terre dans l’ancienne cosmologie, en train de disparaitre » [42]. L’homme devenu responsable de sa propre individuation, on reconnaît la thèse défendue récemment par J.-Cl. Vuillemin, qui en fait le principe même de la création baroque [43]. Mais cette nouvelle situation épistémologique n’est-elle pas filtrée, dans la poésie baroque, par la tension entre constance et inconstance qui la caractérise particulièrement bien ? L’inquiétude devant le « nouveau monde », la perte des repères éternels mènent en tout cas clairement à l’affirmation suivante : « l’âme, comme Dieu, est donc un centre de connaissances. Mais elle est aussi, comme Dieu, un centre de forces » [44]. De plus, « la sphère infinie, c’est le champ de la conscience humaine » [45], saisie par la poésie, définie ici selon sa tendance la plus métaphysique. Le choix de présentation de poètes comme La Ceppède, Durand, Auvray, Vermeil ou encore Théophile de Viau, le Racan des Stances sur la retraite, le Saint-Amant de La Solitude, accentue l’importance de ce fondement de la poésie baroque française, dont le cercle semble définitivement la figure tutélaire :

 

une foule de figures encombre l’étendue ; une infinité de détails s’y étagent ; un élan universel la traverse. Mais jamais cet espace n’est totalement rempli. Il est un contenant plus grand que son contenu. Aussi plus l’art et la poésie baroque multiplient-ils le détail ou l’intensité de ce contenu, plus la transcendance du contenant devient manifeste. Un écart grandissant s’affirme entre ce qui est représenté et ce qui est suggéré [46].

 

La conjonction de l’art et de la poésie baroques témoigne de ce renvoi vers l’ailleurs du discours, recherche impossible de la permanence qui fait signe vers le hors-texte, vers la transcendance.
      Sur l’image de couverture de La Poésie française du premier 17e siècle, la permanence, la stabilité de l’ensemble architectural est menacée par l’inconstance, l’éclatement des cercles. L’inclusion de ces derniers, mise en abîme dans un cercle chaque fois plus grand réintroduit la fable du monde, de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, rappelant que les cercles (le tout) risquent de se dissoudre dans l’évanouissement des formes, soit dans la fin des temps. G. Poulet y voit un trait clé de l’anthropologie baroque, en liaison manifeste avec la « vie des formes » (Focillon) : « rien de plus fréquent chez les poètes baroques que ce processus de réduction, exactement inverse de celui par lequel ils s’efforcent si souvent d’enfler leur pensée et de lui donner des dimensions universelles » [47]. Synecdoque encore, mais synecdoque également entre la couverture de l’anthologie de D.-L. Rubin et les propos de G. Poulet, qui vient confirmer ceci : l’optique de cette anthologie répond à la conception de G. Poulet, exégète baroque majeur choisi, intégré, au sens formel comme « métaphorique », par cette couverture.
      La photographie d’un escalier en colimaçon de John et Lisa Merrill (Corbis Images) choisie pour illustrer la couverture de Mon âme il faut partir (fig. 32) peut faire référence à l’esprit d’escalier qui caractérise le Baroque, esprit d’escalier qui peut renvoyer à la complexité et au vertige de l’érudition d’une certaine partie de la production baroque (les traités de Saint-Evremond, les œuvres de La Mothe Le Vayer). Trait de vanité encore, qui renvoie aussi à l’aporie du langage, poétique et religieux en particulier (pensons aux nombreuses prétéritions dans les œuvres de Claude Hopil par exemple). C’est donc vers la poésie métaphysique, et même vers la poésie théologique que cette image de couverture, associée au titre tiré du premier quatrain du célèbre sonnet de Maynard [48], déplace le curseur synecdochique.
      Enfin, on peut remarquer que La Chute des anges rebelles (plafond de la chapelle de la Trinité, musée du château de Fontainebleau, 1608-1615) qui illustre l’anthologie d’A. Niderst (figs. 33 et 34) peut renvoyer métaphoriquement soit à la chute du Baroque en France, avec l’apparition du Classicisme, soit plus vraisemblablement (il s’agit en effet de promouvoir une anthologie baroque) à la chute de l’Homme de la Renaissance, qui se dégrade en homme instable du Baroque dès la fin du XVIe siècle. Les deux interprétations sont envisageables en raison de la périodisation relativement longue choisie par A. Niderst (1598-1660).
      Au terme de ce nécessaire exercice s’apparentant cependant un peu trop au catalogue d’exposition, que peut-on remarquer ? Ce qui unit toutes ces couvertures a priori si différentes, par-delà même la distinction entre insertion et intégration, c’est la dimension de résumé synecdochique qui les habite. En effet, comme J. Serroy le faisait remarquer, on ne saurait représenter la poésie baroque dans une anthologie autrement qu’à travers sa chronologie (sélection par poètes : qui est la sienne), ses thèmes (J. Rousset), ou ses évolutions historiques (A. Niderst) [49]. Mais l’illustration ne pourra pas contenir toutes les dimensions thématiques, historiques et chronologiques. Il convient donc pour l’éditeur de choisir l’illustration qui, selon lui, correspond le mieux à la poésie baroque française, le but étant également d’attirer le lecteur par une image frappante qui cadrera avec l’esthétique baroque, ou plus exactement avec une certaine vision de l’esthétique baroque. Toutes les illustrations de première de couverture que nous avons analysées constituent donc des déterminations particulières de l’importance du religieux ou du lyrisme amoureux, ou d’un autre aspect thématique, stylistique ou anthropologique de la poésie du premier XVIIe siècle. Plus encore, le diptyque et le changement d’optique démarquent ces singulières intonations stylistiques.

 

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[36] D.-L. Rubin, La Poésie française du premier 17e siècle. Textes et contextes, Charlottesville, Rookwood Texts, 2004 (1986), deuxième édition revue et augmentée avec la collaboration de Robert T. Corum.
[37] G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Op. cit., p. I.
[38] Ibid., p. III.
[39] Sur ce point voir E. Green, La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, « Texte et Voix », 2001 et J.-Cl. Vuillemin, Epistémè baroque : le mot et la chose, Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2013. Voir aussi notre synthèse en ligne : « Encore un livre sur le baroque ! », Acta fabula, vol. 15, n°1, Notes de lecture, Janvier 2014 (page consultée le 19 octobre 2015).
[40] G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Op. cit., p. IV.
[41] Ibid., p. XIX.
[42] Ibid., p. XXIII.
[43] J.-Cl. Vuillemin, Epistémè baroque, Op. cit. Voir aussi J.-Cl. Vuillemin, « Foucault et le classicisme : les œillères de l’histoire (littéraire) », Fabula-LHT, n°11, « 1966, annus mirabilis », décembre 2013 (page consultée le 19 octobre 2015).
[44] Ibid.
[45] Ibid., p. XXIV.
[46] Ibid., p. 22. Nous soulignons.
[47] Ibid., p. 27.
[48] Mon Ame, il faut partir. Ma vigueur est passée,
        Mon dernier jour est dessus l’horizon.
        Tu crains ta liberté. Quoy ? n’es-tu pas lassée
        D’avoir souffert soixante ans de prison ?

        Tes desordres sont grands. Tes vertus sont petites ;
        Parmy tes maux on treuve peu de bien.
        Mais le bon Jesus te donne ses merites,
        Espere tout et n’apprehende rien.

        Mon Ame, repens-toy d’avoir aymé le Monde,
        Et de mes yeux fay la source d’une Onde
        Qui touche de pitié le Monarque des Rois.

        Que tu serois courageuse et ravie
        Si j’avoy soûpiré durant toute ma vie
        Dans le Desert sous l’ombre de la Croix !
(J. Gimeno, Mon âme il faut partir. Anthologie de la poésie baroque française, Op. cit., p. 144).
[49] J. Serroy, Poètes français de l’âge baroque, Op. cit., pp. 31-33.