La rhétorique de Circé, ou comment construire
une image du Baroque : poésie française
du premier XVIIe siècle et couvertures
anthologiques (XXe – XXIe siècles)

- Maxime Cartron
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Fig. 15. Eros baroque, 1986

Fig. 20. Eros baroque, 1979

Fig. 21. Anthologie de la poésie
française
, 1968

Fig. 24. G. de La Tour, Saint-
Jérôme pénitent
, 1624-1650

Fig. 26. Galatée et Polyphème,
entre 30 et 50 ap. J-C

      Le dépouillement proposé par les éditeurs de ces deux ouvrages va de pair avec la volonté d’axer la lecture sur le contenu du livre. L’absence de texte sur la quatrième de couverture, texte consistant généralement en une présentation élogieuse et commerciale (attirer le lecteur indécis) dévoile également la visée éditoriale d’Armand Colin et de la SEDES : le lecteur en sait suffisamment sur l’ouvrage en voyant le titre et surtout le nom de l’auteur et celui de l’éditeur. On peut aussi y voir une autre volonté, complémentaire, relevée par G. Genette : « il faut mentionner a contrario quelques quatrièmes presque muettes, comme il arrive chez Gallimard, au Mercure de France, chez Minuit, en particulier pour des recueils de poèmes : cette discrétion est évidemment un signe de noblesse » [15]. Notons également que l’absence de nom d’auteur sur la tranche de l’anthologie de J. Rousset (on lit en effet seulement La Poésie baroque t. 1 et t. 2) marque l’objectivation du savoir universitaire proposé au lecteur : quel que puisse être l’auteur, c’est bien de la poésie baroque française qu’il sera question. L’absence de la mention « anthologie » rend également compte de cette objectivation qui opère comme un recentrement sur le sujet même, sur l’essence du domaine traité par l’ouvrage. Le dépouillement, qui refuse l’image, constitue comme une caution de la qualité de ce dernier. A contrario, la reprise dédoublée du nom de l’auteur sur la tranche de l’anthologie de la SEDES renvoie implicitement à la célébrité universitaire et donc à la qualité de chercheur de R. Picard, à l’époque Professeur à la Sorbonne. L’instance de légitimation est donc également présente. Une dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, du texte et de l’image (ou de l’illustration) se met en place : à la fonction universitaire va répondre la fonction illustrative, que l’on appellera fonction évocatrice. On peut relever cependant un trait d’évocation dans la couverture refusant l’image proposée par la réédition de l’Eros baroque de Gisèle Mathieu-Castellani (fig. 15) [16], tout comme dans les deux éditions de L’Amour noir d’Albert-Marie Schmidt (figs. 16 et 17 ) [17] : les lettres « Eros baroque » et « L’Amour noir » sont en rouge, et peuvent ainsi renvoyer au sang comme synecdoque du cœur, et donc de la poésie amoureuse, via ce motif topique dans la poésie de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. La rougeur peut de plus renvoyer au cruor de cette poésie, oscillant entre lyrisme apprêté et débordement érotique, ce dont l’anthologie de G. Mathieu-Castellani rend compte. Concomitance de l’image et du sujet donc, puisque la première de couverture de l’anthologie d’André Dumas demeure neutre malgré l’inscription en caractères rouges de la mention « Poètes français du XVIIe siècle ». Tout au plus peut-on y voir un discret renforcement de l’importance de ces derniers : il s’agit de faire découvrir la poésie à travers les poètes, et non l’inverse. L’éditeur (la Librairie Delagrave) est lui aussi marqué en rouge (fig. 18 ) [18]. On y verra avant tout un souci éditorial d’éviter une homogénéisation terne et d’accrocher en quelque manière l’œil du lecteur. La colorisation bleue du titre de l’anthologie dirigée par David Lee Rubin connaît une utilisation semblable (fig. 19 ) [19].

 

Du refus de l’image à l’évocation

 

      G. Genette parle au sujet des couvertures de diverses éditions de Proust de possibles « effets d’évocation » avec les couvertures déjà existantes [20]. Si l’anthologie de J.-P. Chauveau nous a offert la possibilité de mesurer comment la réception critique d’un objet dont l’anthologie se saisit est informée par la couverture, il nous faut explorer plus profondément la fonction évocatrice des premières de couverture, et pour cela étudier la réception des effets de l’image sur l’imaginaire, soit la réception de la réception.
      Les éditions à destination d’un public plus large recourent davantage à l’image. Il y a en effet lieu de croire que seul le lecteur averti achètera l’anthologie de R. Picard et/ou celle de J. Rousset. Mais les anthologies d’A. Niderst, J. Serroy, V. Vivès, J. Gimeno et M. Allem [21] sont publiés par des maisons d’éditions non universitaires qui n’emploient pas les mêmes stratégies, les mêmes cautions de qualité pour inciter le lecteur à acheter l’ouvrage. Il ne saurait cependant être question d’élaborer sur ces bases une tension entre l’édition critique et l’édition grand public, puisqu’une édition grand public peut constituer une édition critique tout en n’étant pas publiée par un éditeur universitaire. L’image retenue sur la première de couverture peut fort bien être immotivée, ou bien l’on ne retrouvera jamais sa motivation initiale. Mais quoiqu’il en soit, elle présente forcément un lien avec la poésie baroque, lien que l’on peut reconstruire imaginairement, que l’on peut inventer. On parlera donc de fonction évocatrice de l’illustration, soit de ce que cette image peut évoquer chez un lecteur. Le passage du refus de l’image à l’évocation est notable dans les anthologies de Jean Rousset, Gisèle Mathieu-Castellani (Eros baroque) et David Lee Rubin.
      De la publication conjointe refusant l’image de la Bibliothèque de Cluny et d’Armand Colin (1961 puis 1968) à une couverture représentant un projet de fontaine du Bernin chez José Corti (1988), la réception de l’image par l’anthologie de J. Rousset évolue. G. Mathieu-Castellani passe quant à elle d’une couverture allégorique sur laquelle nous reviendrons (fig. 20) à une couverture légèrement connotée. Notons que la réédition de 2007 de cette anthologie chez Champion programme un retour au refus de l’image plus radical encore que l’initiale.
      Le fond de couleur orange de la réédition de l’Anthologie de la poésie baroque française chez Corti attire le regard et entre dans une stratégie de disposition à insertion : une fontaine du Bernin, encore à l’état de projet, se découpe sur ce fond de couleur vive dans un cadre délimité, de manière à former un contraste. Un cadre plus grand enrobe l’ensemble des informations de première de couverture (fig. 21). On peut y voir un procédé particulier de l’insertion, consistant à intégrer l’image en signalant la relation de nature synecdochique qui l’unit à l’ensemble de l’optique anthologique. La relation synecdochique se dévoile ici comme telle et révèle un biais particulier de la représentation du Baroque en image dans l’anthologie de poésie du XVIIe siècle : l’orientation prospective est certes fondée sur l’esthétique du Bernin, mais l’insertion précise également un rapport à la couleur du Baroque, vif et dynamique comme le fond choisi le suppose. De plus, du refus de l’image à l’évocation, l’optique de l’anthologie de J. Rousset concorde davantage, puisque elle apparaît ainsi véritablement, surdéterminée comme l’« album d’illustrations » souhaité par l’auteur lui-même [22], et met définitivement en accointance parfaite le geste anthologique et le discours par l’image. Concernant David Lee Rubin, le refus de l’image cède la place lors de la réédition à la coupole d’une église [23]. La poésie religieuse est-elle mise en avant par cette ornementation toute baroque ? Pas seulement, puisque l’image du cercle et de la mise en abîme, que nous analyserons, déterminent un rapport plus profond encore, d’ordre anthropologique (fig. 22 ). L’anthologie de poésie religieuse de Michel Jeanneret et Terence Cave, initialement publiée en 1972 [24] présente une couverture semblable refusant l’image (fig. 23 ). L’évocation présente dans la réédition de 2007 devra être examinée en raison de son processus singulier de mise en espace, qui convoque le Saint Jérôme pénitent de Georges de La Tour, mais aussi en raison du diptyque qu’elle peut former avec l’anthologie de poésie érotique du même M. Jeanneret (figs. 24 et 25, 26 et 27) [25]. En termes de construction du Baroque via son imaginaire préférentiel, de telles transformations questionnent fortement la fonction introductive de l’anthologie, et de ses seuils en premier lieu.

 

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[15] G. Genette, Seuils, Op. cit., p. 29.
[16] G. Mathieu-Castellani, Eros baroque. Anthologie de la poésie amoureuse de l’Age Baroque (1570-1620), Paris, Nizet, 1986.
[17] A.-M. Schmidt, L’Amour Noir. Poèmes baroques, Monaco, Editions du Rocher, 1959 et Genève, Slatkine, 1982.
[18] A. Dumas, Anthologie des poètes français du XVIIe siècle, Op. cit.
[19] D.-L. Rubin, La Poésie française du premier 17e siècle. Textes et contextes, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1986.
[20] G. Genette, Seuils, Op. cit., p. 33.
[21] Respectivement : A. Niderst, La Poésie à l’Age Baroque (1598-1660), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2005 ; J. Serroy, Poètes français de l’Age Baroque. Anthologie (1571-1677), Paris, Imprimerie Nationale, « La Salamandre », 1999 ; V. Vivès, La Poésie baroque, Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2004 ; J. Gimeno, Mon âme, il faut partir. Anthologie de la poésie baroque française, Paris, La Table Ronde, « La Petite vermillon », 2011, introduction, notices biographiques et notes traduites de l’espagnol par Jean-Hébert Armengaud ; M. Allem, Anthologie poétique française. XVIIe siècle, deux tomes, Paris, Garnier-Flammarion, 1965-1966 [1916].
[22] J. Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, Op. cit., note 1 p. 5.
[23] D.-L. Rubin, La Poésie française du premier 17e siècle. Textes et contextes, Charlottesville, Rookwood Texts, 2004, deuxième édition revue et augmentée avec la collaboration de Robert T. Corum.
[24] T. Cave et M. Jeanneret, La Muse sacrée. Anthologie de la poésie spirituelle française (1570-1630), Paris, José Corti, 1972 et rééd.
[25] M. Jeanneret, La Muse lascive. Anthologie de la poésie érotique et pornographique française (1560-1660), Paris, José Corti, 2007. Le diptyque imaginaire est motivé par la réédition de La Muse sacrée, intervenue la même année que la parution de cette anthologie. Quant à J-.P. Chauveau, il propose lui aussi un changement d’optique, mais il induit un nouveau rapport au panthéon poétique du XVIIe siècle, non un refus originel de l’image.