Penser et analyser le flou cinématographique,
le parti pris du sensible

- Hélène Vally
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      Dans la même veine, Serge Daney a également traité de l’émotion au regard de la pensée, mais plus spécifiquement à travers l’idée de mouvement. Pour lui, l’émotion est de l’ordre du passage : « l’émotion est peut-être, à chaque fois, le moment de basculement d’un registre à un autre. Exemples : de la sensation à l’idée (Straub), de la sensation au sentiment (Hawks), du sentiment à l’idée (Chaplin), de l’idée à la sensation (Eisenstein), de l’idée au sentiment (Rossellini) » [63]. Rappelons ici que Daney a vivement critiqué ce qu’il appelle l’arrêt sur l’image [64]. Par ce terme, il entend le manque « de sens (et de but) » [65] d’une image, qui peut par ailleurs être douée de mouvement. Pour le critique, l’arrêt de sens provoque un figement de l’image. « Dans les mauvais films, rien ne bouge : c’est la programmation du scénario qui fait bouger le tableau. Dans les bons films, un élément au moins bouge qui a l’orgueil et l’humilité de s’obliger à redécouvrir à chaque instant le reste du tableau » [66]. De ce mouvement peut naître une émotion « en cours de route, à des moments mystérieusement précis, par accumulation, fatigue, envie d’accélérer ou de ralentir » [67]. Au regard de ses textes, Daney offre plusieurs pistes quant à une définition de l’émotion : elle est passage, avons-nous remarqué précédemment, liée à un changement de rythme (accéléré et ralenti), à un mouvement de caméra [68], ou encore à un mouvement corporel [69]. Chez le critique français, le mouvement au cinéma (quelle que soit sa nature) entraîne le mouvement de la pensée et de l’émotion.
      Or, il arrive que l’émotion arrête la pensée, comme le raconte Daney lors de la projection de Psychose d’Hitchcock, qu’il a vu étant jeune : « vers la fin, il y a une scène sur laquelle ma perception glisse, un montage "à la six quatre deux" d’où n’émergent que des accessoires grotesques : une robe de chambre cubiste, une perruque qui tombe, un couteau brandi. A l’effroi vécu en commun succède alors le calme d’une solitude résignée : le cerveau fonctionne comme un appareil de projection bis qui laisserait filer l’image, laissant le film et le monde continuer sans lui. Je n’imagine pas d’amour du cinéma qui ne s’arc-boute sur le présent volé de ce "continuez sans moi"-là » [70]. Face à la rapidité du dénouement, la pensée et le regard se sont décrochés, et mis sur « le bas côté de l’écran ». Cette séquence, chez l’enfant qu’était Daney, a provoqué en lui une forme de flou : il a été incapable de reconstituer tous les « morceaux » (les plans) pour reformer le tout. Dans son article sur Daney, Stéphane Delorme dit que « l’émotion n’est plus le détonateur qui libère la pensée, mais celui qui la bloque, au moins le temps de la sidération ou du choc » [71]. Dans l’usage du flou, la pensée se réactive en empruntant une autre direction, celle de l’émotion… Nous pouvons alors parler d’une « pensée-émotion » [72], d’une pensée émue, qui nous permet d’analyser des plans flous.

 

Penser, analyser et écrire avec le ressenti

 

      En nous penchant sur la fragilisation de la pensée que provoque l’emploi du flou, puis en entrant dans la sphère du sensible, nous constatons à quel point penser le flou signifie penser avec le ressenti. Ressenti lacéré, déchiré par le choc émotif que produit en nous un plan flou, mais sur lequel nous devons nous baser pour construire notre analyse. Il ne faut surtout pas panser la lacération que génère en nous le flou (son caractère symptomal), mais penser ce qui nous a tant bouleversé. Or, pouvons-nous produire un discours à partir de notre ressenti… ? Nous rejoignons ici les réflexions de Jean-François Lyotard qui, dans Discours, figure, va jusqu’à se demander s’il peut écrire sur le figural car « un bon livre, pour laisser être la vérité en son aberration, serait un livre où le temps linguistique (celui dans lequel se développe la signification, celui de la lecture) serait lui-même déconstruit (…). Ce livre-ci n’est pas ce bon livre, il se tient encore dans la signification, il n’est pas livre d’artiste, la déconstruction n’y opère pas directement, elle est signifiée » [73]. Parce que le figural est de l’ordre du ressenti, d’une présence fulgurante, éclatante et aveuglante, les mots ne semblent pas être aptes à en rendre compte. A la lecture de Discours, figure, nous ressentons toutefois avec force la capacité qu’a l’auteur de « faire vivre » le figural, grâce à une écriture du sensible. Si l’auteur de Discours, figure semble énoncer qu’écrire sur le figural relève de l’impossible, il trace malgré tout un sillon dans son discours. A l’instar de Jean-François Lyotard qui suit les vagues complexes que le figural lui impose, écrire sur le flou, c’est se laisser porter par les mouvements sensibles et déchirants que son usage engendre. C’est, pour reprendre la très belle expression de Georges Didi-Huberman, accepter l’idée d’être dessaisi par ce que nous voyons [74]. Le flou nous impose une fragilité dans le discours, qui n’est autre que celle qu’elle produit sur les images. Luc Vancheri l’explique très bien ainsi : « Ces drames du visible et du visuel, des signes et des symptômes qui réorganisent l’image, des lignes souterraines qui courent sous l’intrigue n’ont pas seulement nourri et enrichi les films, ils ont en outre modifié nos manières de voir et de penser les images, ils nous ont encore mis dans l’obligation de changer nos instruments d’analyse » [75]. Le flou fait partie de ces drames du visuel, de ces symptômes d’image, qui se glissent dans des images d’un cinéma de « l’entre-deux » (entre narratif et expérimental). Prendre le parti pris d’une pensée, d’une analyse, d’une écriture du sensible, c’est donc chercher à suivre des lignes de fuites qu’un certain nombre de réalisateurs contemporains tracent grâce au flou.
      Le risque d’écrire sur le flou est de tomber dans une subjectivité et un lyrisme trop exacerbés. Pour éviter ce piège, nous devons adopter un type de positionnement bien particulier, qui consiste par exemple à ramener ce qui nous a touché à l’aspect rationnel d’une séquence, notamment la façon dont un plan flou est inséré dans le flux des images. Pour reprendre les propos de Didi-Huberman, il ne faut pas uniquement ressentir ce qui nous a ébloui, mais « penser l’élément du non-savoir » [76]. Les mots ont donc pour tâche de retranscrire la richesse du trouble, non dans un processus de saisissement et de capture (car cette figure nous échappe toujours), mais dans un processus constitué de va-et-vient [77].

 

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[63] S. Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, Paris, P.O.L., 1997, p. 96. C’est ce que constate également Antonio Damasio lorsqu’il distingue l’émotion des sentiments : « les sentiments induits pas l’émotion constituent l’étape suivante, le suprême accomplissement du processus : ils sont notre perception composite de tout ce qui s’est passé durant notre émotion – action idées, style d’idéation –, intervenant littéralement sur les talons de celle-ci » (« Cinéma, esprit et émotion : la perspective du cerveau », art. cit., p. 100).
[64] S. Daney, « La dernière image », dans R. Bellour, C. David et Chr. Van Assche (dir.), Passages de l’image, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990, pp. 57-60.
[65] S. Daney, L’Exercice a été…, Op. cit., p. 37.
[66] Ibid., p. 23.
[67] Ibid., p. 96.
[68] S. Daney, « Mademoiselle Oyu (Kenji Mizoguchi) », Ciné-journal, Volume 2 : 1983-1986, Paris, Cahiers du Cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma », 1998, pp. 66-70.
[69] Serge Daney, « La première fois », dans A. Bergala et J. Narboni (dir.), Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du Cinéma/Cinémathèque française, 1990. Voir l’analyse que Stéphane Delorme en propose dans « De l’émotion et du mouvement des images », Trafic, n°37, printemps 2001, pp. 43-54.
[70] S. Daney, « Le travelling de Kapo », Trafic, n°4, automne 1992, P.O.L., p. 8.
[71] St. Delorme, « De l’émotion et du mouvement des images », art. cit., p. 53.
[72] Le terme de « pensée-émotion » est de Michel Foucault, « La pensée, l’émotion », dans Dits et écrits, Op. cit. Il sert à qualifier, selon Raymond Bellour, « l’effet des séries photographiques de Duane Michals, la façon dont elles proposent à leur lecteur-spectateur des "pensées-émotions" » (« Le dépli des émotions », art. cit., p. 101).
[73] J.-Fr. Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, « Esthétique », 2002, p. 18.
[74] « Dans les images de l’art ils [les historiens de l’art] ont cherché des signes, des symboles ou la manifestation de noumènes stylistiques, mais ils n’ont que bien rarement regardé le symptôme, parce que regarder le symptôme eût été risquer leurs yeux dans la déchirure centrale des images (…). C’eût été accepter la contrainte d’un non-savoir, et donc se déloger eux-mêmes d’une position centrale et avantageuse, la position puissante du sujet qui sait » (G. Didi-Huberman, Devant l’image, Op. cit., p. 194).
[75] L. Vancheri, Les Pensées figurales de l’image, Paris, Armand Colin, « Cinéma/Arts visuels », 2011, p. 24. Nous soulignons.
[76] G. Didi-Huberman, Devant l’image, Op. cit., p 15.
[77] « Il n’y a pas à choisir entre ce que nous voyons (…). Il y a, il n’y a qu’à s’inquiéter de l’entre. Il n’y a qu’à tenter de dialectiser, c’est-à-dire tenter de penser l’oscillation contradictoire dans son mouvement de diastole et de systole (la dilatation et la contraction du cœur qui bat, le flux et le reflux de la mer qui bat) partir de son point central, qui est son point d’inquiétude, de suspense, d’entre-deux » (G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, « Critique », 1995, p. 51).