Penser et analyser le flou cinématographique,
le parti pris du sensible

- Hélène Vally
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Fig. 1. D. Lynch, Mulholland Drive, 2001

Figs. 2 et 3. P. Grandrieux, La Vie nouvelle, 2002

Figs. 4, 5 et 6. P. Grandrieux, Sombre, 1999

Qu’est-ce qu’un plan flou ? Du « plan-signe » au plan-symptôme

 

      Si la question « qu’est-ce que le flou ? » est difficile et douloureuse, nous devons alors la reformuler en l’énonçant ainsi : « qu’est-ce qu’un plan flou ? ». Un plan trouble n’est pas exempt de « pensée », au contraire, il est le résultat d’un geste technique de la part du premier assistant opérateur (celui qui fait la mise au point) et d’une réflexion artistique de la part du réalisateur. Si pour Jean-Luc Godard, la mise en scène est une pensée [14], nous nous joignons à Dominique Chateau en lui répondant que « l’instrument [premier] de la pensée du cinéaste » [15] est le plan. C’est le « support » [16] de la pensée de tout réalisateur.
      Cependant, même si un plan flou est pensé, il peut mettre en danger ce que Dominique Chateau appelle « le principe d’activation » : « La pensée du film n’existe pas sans se préciser dans le dispositif spécifique du plan ni sans être activée par une projection en présence d’un cerveau éveillé. D’où l’importance de la notion d’activation comme dialectique d’un objet et d’un sujet, l’un qui préfigure une activité que seul l’autre peut accomplir » [17]. Plus précisément, pourquoi déstabilise-t-il ce processus d’activation ? Dominique Chateau explique que l’« on peut […] définir le cinéma comme un médium où la pensée passe d’abord par l’iconicité » [18]. Or, via l’usage du flou, l’iconicité, propre aux images cinématographiques, semble être remise en cause. Selon Charles S. Peirce, fondateur de la théorie des signes [19], l’icône est dépendante de l’objet auquel elle se réfère à la base : elle « est un signe qui posséderait le caractère qui le rend signifiant, même si son objet n’existait pas » [20]. Chateau observe que « l’icône n’existe donc pratiquement pas seule, un état où elle serait pure et simple ressemblance. Je peux considérer un tableau comme une icône, si je l’appréhende "en soi sans légende ni étiquette" » [21]. L’image cinématographique, si elle n’est pas une pure icône, est un signe iconique ou une hypoicône, soit, selon Peirce, un signe qui représente « son objet principalement par sa similarité, quel que soit son mode d’être » [22]. La photographie est un signe iconique, non un indice [23] comme le remarque Chateau, fondée « sur une indicialité externe forte » [24]. La différence entre image photographique et cinématographique est une question de mouvement et de temporalité, tel que le souligne Roland Barthes en ces termes : « le cinéma ne serait pas de la photographie animée ; en lui l’avoir-été-là disparaîtrait au profit d’un être-là de la chose » [25]. Au cinéma, l’indicialité n’est plus ressentie au passé mais au présent, car la projection anime et redonne constamment vie au référent externe [26].
      Le premier problème qui se pose via l’emploi du flou serait le caractère indiciel de l’image cinématographique et donc, par glissement, son iconicité… Néanmoins, dans les plans où le flou est très prononcé, nous constatons que l’indicialité externe (c’est-à-dire la référence au profilmique) n’est jamais totalement rompue. Nous pouvons tout de même citer comme contre-exemple un plan de Mulholland Drive (2001) de David Lynch, où nous voyons surgir dans un fondu enchaîné, pendant quelques secondes, une image extrêmement trouble qui ne laisse aucune trace d’une quelconque indicialité externe (fig. 1). Dans La Vie nouvelle (2002) de Philippe Grandrieux, si la référence au profilmique est souvent entachée, il n’en reste pas moins qu’elle est « préservée ». Prenons l’exemple de ce plan flou dans lequel nous observons une tache noire se détachant d’un fond gris : malgré un trouble optique accentué, nous reconnaissons [27] un homme en train de courir (figs. 2 et 3). Par conséquent, c’est le spectateur qui reconstitue la référence au profilmique. Pour autant, il ne redonne pas de la netteté à cette image floue, car nous ne savons pas qui est cet homme... Il nous semble donc que la crise ne se joue pas tant au niveau de l’indicialité externe qu’au niveau de « l’indicialité interne » ou de « l’indicialité diégétique ». La question de la reconnaissance laisse alors la place à celle de l’identification.
      Dans une perspective peircienne, nous pourrions dire que la relation triadique est brisée puisque le spectateur ne peut plus créer des interprétants face à un plan flou, c’est-à-dire de nouveaux signes. Peirce écrit : « All thought, therefore, must necessarily be in signs » [28]. Toute pensée doit donc être nécessairement pensée par signes. S’il n’y a pas de signes, il n’y a pas de pensée. De plus, pour Peirce, une pensée n’est jamais isolée, elle renvoie à d’autres pensées qui, elles-mêmes, renverront à d’anciennes pensées (« That, since any thought, there must have been a thought, has its analogue in the fact that, since any past time, there must have been an infinite series of times. To say, therefore, that thought cannot happen in an instant, but requires a time, is but another way of saying that every thought must be interpreted in another, or that all thought is in signs » [29]). Dans le plan de La Vie nouvelle, nous ne pouvons penser le plan car aucune de nos pensées antérieures (produites par les images que nous avons vues auparavant) nous donnent d’indications quant à l’identité de l’homme. En mettant à mal la relation triadique, c’est le mouvement infini propre à la pensée (ici, celui du spectateur) qui se déchire. S’il n’y a plus d’interprétant, le plan, qui est à la base un signe, n’est plus interprétable [30]…
      Nous pourrions émettre une objection à notre analyse, en citant des plans où, malgré le trouble optique, les personnages sont identifiables. Prenons l’exemple d’un plan dans Sombre (1999) de Philippe Grandrieux, où nous voyons un visage flou qui disparaît peu à peu du champ : à cet instant, nous identifions bien Claire (Elina Löwensohn), personnage clé du film. Or, ce plan nous atteint par une autre voie que celle de l’annihilation de l’indicialité diégétique… Le flou, allié au basculement en arrière de la tête de Claire et à la lenteur avec laquelle elle effectue ce geste, fait de ce plan une parenthèse dans la fiction (figs. 4, 5 et 6). Là encore, le spectateur est perturbé à cause d’une sortie fictionnelle. La pensée cède alors la place au ressenti ; autrement dit, « le "je suis affecté" remplace le "je pense" » [31]. Dans la déchirure faite au processus d’activation, l’emploi du flou nous fait paradoxalement sentir ce qu’est une pensée spectatorielle, soit une pensée qui s’anime à partir d’un « plan-signe » [32], construit par une pensée cinématographique (celle du réalisateur).

 

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[14] Cité par D. Chateau, dans Philosophie d’un art moderne : le cinéma, Paris, L’Harmattan, « Champs visuel », p. 93.
[15] Ibid., p. 107.
[16] Ibid., p. 93.
[17] Ibid., p. 121.
[18] Ibid.
[19] Pour Peirce, un signe est analysable de trois manières : nous analysons soit le signe en lui-même, soit son rapport à l’objet, soit son rapport à l’interprétant (signe créé par l’interprète à partir du representamen – le representamen étant le terme qui qualifie le signe pris dans la relation triadique). Le processus sémiotique s’inscrit donc dans un rapport triadique. Voir Ch. S. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, p. 121.
[20] Ch. S. Peirce, Ecrits sur le signe, Op. cit., p. 139.
[21] Ibid., p. 149. Cité par Dominique Chateau, dans Le Bouclier d’Achille, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », p. 53.
[22] Ch. S. Peirce, Ibid., p. 149.
[23] Peirce distingue trois types de sous-signes : l’icône, l’indice et le symbole. L’indice « est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote parce qu’il est réellement affecté par cet objet » ; et le symbole « est un signe qui renvoie à l’objet qu’il dénote en vertu d’une loi », Ibid., p. 140.
[24] D. Chateau, Le Bouclier d’Achille, Op. cit., p. 104.
[25] R. Barthes, « Rhétorique de l’image », Communications, n°4, « Recherches sémiologiques », Paris, Seuil, 1964, p. 47. Cité par Eric Costeix, dans Cinéma et pensée visuelle, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », p. 41.
[26] « Si l’image cinématographique comporte la même détermination indicielle, en ce sens qu’elle reproduit une réalité donnée par empreinte, par connexion physique, au lieu de figer ce qu’elle a fixé, elle le restitue au mouvement, dans son mouvement, si bien que l’indicialité du renvoi au référent, donc au passé, est absorbée par l’indicialité d’une réalité à nouveau et n fois possiblement présente : l’indicialité cinématographique, comme en boucle, se referme sur une iconicité indéfiniment reproductible » (D. Chateau, Le Bouclier d’Achille, Op. cit., p. 105).
[27] Dominique Chateau définit la différence entre reconnaissance et identification en ces termes : « La reconnaissance ne doit pas se confondre avec l’identification : celle-ci présuppose des informations implicites dans le tableau et donc extérieures à lui ; celle-là se nourrit exclusivement des informations explicites que le tableau circonscrit » (Ibid., p. 42).
[28] Ch. S. Peirce, Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1960, p. 151.
[29] Ibid. Traduction de Joseph Chenu, dans Textes anticartésiens, Paris, Aubier, « Philosophie de l’esprit », 1984, p. 190 : « Le fait que l’existence d’une pensée actuelle implique une pensée antérieure, trouve son analogue dans le fait que puisqu’il y a du passé, il faut qu’il y ait une série infinie de moments antérieurs. Dire, par conséquent, que la pensée ne peut se produire dans l’instant, mais qu’elle demande un certain temps, ce n’est qu’une autre façon de dire que toute pensée doit être interprétée dans une autre, ou que toute pensée est pensée par signes ». 
[30] Claudine Tiercelin écrit que « le concept d’interprétant met (…) en relief le caractère interprétable du signe » (La pensée-signe, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, « Rayon philo », 1993, p. 203).
[31] J. Mottet, « Filmer sous le vent, glisser sur l’herbe : l’expérience paysagère dans La Ligne rouge de Terrence Malick », dans Jean Mottet (dir.), L’Herbe dans tous ses états, Seyssel, Champ Vallon, « Pays/paysages », 2011, p. 196.
[32] D. Chateau, Philosophie d’un art moderne : le cinéma, Op. cit., p. 107. C’est nous qui soulignons.