Penser et analyser le flou cinématographique,
le parti pris du sensible

- Hélène Vally
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Fig. 8. S. McQueen, Hunger, 2008

Figs. 9 et 10. S. McQueen, Hunger, 2008

Fig. 11. S. McQueen, Hunger, 2008

Fig. 12. S. McQueen, Hunger, 2008

Fig. 13. S. McQueen, Hunger, 2008

Fig. 14. S. McQueen, Hunger, 2008

      Dans un plan flou, ce processus est beaucoup plus difficile car le flou, tout en faisant naître en nous des émotions, nous met à distance par la forme d’opacité qu’il crée. Néanmoins, il ne nous laisse pas pour autant indifférent, bien au contraire, il est de l’ordre de l’intensité, et c’est en ce sens qu’un plan flou peut nous émouvoir malgré la forme de rejet qu’il nous impose. Intense car le flou, tout en travaillant à la dispersion des contours, semble intensifier les objets, les personnages filmés d’une manière bien particulière : il nous « montre » autre chose. Prenons l’exemple de ce gros plan flou sur le gardien de prison, Raymond Lohan (Stuart Graham), dans Hunger (2008) de Steve McQueen [53]. Auparavant, nous le voyons fumer une cigarette contre un mur en brique, en plan moyen (fig. 8). La caméra effectue un zoom avant, le cadrant jusqu’à la taille. Puis, nous avons un très gros plan sur sa main nette et blessée, tandis que sa bouche reste dans le flou (figs. 9 et 10). Nous entendons avec une extrême netteté le bruit lorsqu’il tire sur sa cigarette. Ensuite, lorsqu’il penche sa tête en arrière (fig. 11), nous avons un très gros plan flou sur son visage (fig. 12) ; il lève les yeux au ciel mais, au lieu d’un raccord regard sur un plan de ciel, le raccord s’effectue sur lui, filmé de nouveau en plan taille et en net, qui regarde par terre (fig. 13) : le plan suivant nous montre alors un rat (fig. 14).
      Dans cette séquence, la netteté et le gros plan sur la main meurtrie ont pour but de mettre en valeur la perte d’humanité du surveillant. L’usage du flou, lui aussi, fait écho à ce phénomène, et nous pose cette question fondamentale : un homme, qui a commis des actes de barbarie, peut-il être filmé de près, en net ? Pour Steve McQueen, il semble impossible de faire la mise au point sur ce visage car un visage, écrit Jacques Aumont, « est de l’homme » [54] ; or, à cet instant, il ne reste plus grand chose d’humain en Raymond. Son humanité tend à se dissoudre dans le trouble optique ; il n’y a plus que le son, net, qui le raccroche encore au monde. Par ailleurs, le fait que le raccord regard ne se fasse pas sur le ciel, mais sur un rat, met au même niveau le personnage et l’animal nuisible. L’usage du flou contribue grandement à cet effet : dans le trouble, le visage de Raymond perd de ses traits, perd « de l’homme ». Georges Bataille écrivait que « rien n’est humain dans l’univers inintelligible en dehors des visages nus qui sont les seules fenêtres ouvertes dans un chaos d’apparences étrangères ou hostiles. L’homme ne sort de la solitude insupportable qu’au moment où le visage d’un de ses semblables émerge du vide de tout le reste » [55]. Durant quelques secondes, McQueen renvoie le visage de son personnage au chaos. Ce visage flou est un visage empreint d’une froide solitude ; effet accentué par l’usage du gros plan qui l’emprisonne et l’oppresse. « L’autre visage » se réveille dans la dissolution de la netteté. Le flou dévoile quelque chose qui est appréhendable grâce à l’émotion qui nous saisit. C’est en tant que phénomène ressenti qu’il faut penser et étudier le flou.
      Nous pouvons mettre en parallèle notre approche avec celle de Jean-Louis Schefer, qui a également ressenti ce désir si vif de partir de sa propre expérience spectatorielle pour appréhender le cinéma. Dans L’Homme ordinaire du cinéma, il écrit justement que « le cinéma est (…) tout autre chose que ce que les analyses de films en reflètent. Le sens qui vient à nous (et qui vient à nous dans la mesure stricte où nous sommes un lieu de résonance des effets d’images, de la "profondeur" d’images, où nous gérons tout l’avenir de ces images et de ces sons comme des affects et comme du sens), cette qualité très particulière de signification rendue sensible est irrémédiablement liée aux conditions de notre vision » [56]. Pour analyser le flou, nous devons partir de notre lieu de résonance. Et c’est le flou même qui nous oblige à prendre cette voie, puisqu’il nous soumet à la résistance de notre propre capacité à penser de façon « solide », « rigide » (dirait Jean Epstein), nous entraînant ainsi vers un autre modèle de pensée, beaucoup plus mouvant… En effet, si la pensée chute, ce n’est pas pour autant qu’elle disparaît totalement, elle se reconstruit dans l’émergence d’images plus sensibles.
      Un autre amoureux du cinéma, Raymond Bellour, s’est interrogé sur notre lieu de résonance. Dans un article intitulé « Le dépli des émotions », il distingue quatre modalités dans l’émotion au cinéma. La première, qui nous intéresse tout particulièrement, est celle de l’intensité, que Bellour considère comme « le première niveau, fondamental » [57], de toute émotion au cinéma. Celle-ci relève d’un choc, comme nous l’avons vu auparavant. Dans cet article, Bellour propose aussi de définir l’émotion comme « un saisissement d’idée à travers un saisissement du corps » [58]. Il s’appuie sur les recherches d’Antonio Damasio, professeur de neurologie et de psychologie, dont un des textes a été publié dans la revue Trafic [59]. Damasio y explique la façon dont l’émotion est le résultat d’un processus neurologique, permettant d’activer des expressions faciales, des comportements, etc [60]. Il en tire cette conclusion : « Ressentir une émotion, c’est percevoir ce qui se passe le temps qu’elle dure, dans le corps, réellement ou en simulation, et ailleurs dans l’esprit. En termes non scientifiques, cela signifie simplement que le processus part de l’esprit vers le corps et revient à l’esprit » [61]. C’est, constate Bellour, la même idée que Michel Foucault a suggérée lorsqu’il écrit : « L’émotion c’est ce mouvement qui fait bouger l’âme et se propage spontanément d’âme en âme » [62]. Pour ces théoriciens, l’émotion passe autant par le corps, le cerveau que par l’esprit.

 

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[53] Rappelons que le film raconte l’histoire de Bobby Sands (Michael Fassbender), prisonnier politique de l’IRA en 1981, qui entama une grève de la faim pour obtenir un statut à part entière.
[54] J. Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Editions de l’Etoile, « Essais », 1992, p. 14.
[55] G. Bataille « Le masque », Œuvres complètes, Ecrits posthumes : 1922-1940, Tome II, Paris, Gallimard, 1987, p. 403.
[56] J.-L. Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1997, pp. 6-7. Nous soulignons.
[57] R. Bellour, « Le dépli des émotions », Trafic, n°43, septembre 2002, p. 102.
[58] Ibid., p. 100.
[59] A. Damasio, « Cinéma, esprit et émotion : la perspective du cerveau », Trafic, n°67, automne 2008, pp. 94-101.
[60] « Revenons-en aux mécanismes neuraux de l’émotion. L’amygdale n’est que l’une des régions du cerveau où elles se déclenchent. A titre d’exemple, certaines zones du lobe frontal sont essentielles pour susciter la tristesse, la gêne et la compassion (…) ; une partie du cortex dénommée l’insula est cruciale pour le dégoût ; et ainsi de suite. Une fois l’un quelconque de ces points de déclenchement activés, certaines séquences s’ensuivent, comme je l’ai dit plus haut – ces molécules chimiques sont secrétées et distribuées dans le cerveau et dans tout le corps (…), certaines actions sont entreprises (comme la fuite ou l’immobilisation, la contraction des intestins), certaines expressions adoptées (visage et position exprimant la terreur, notamment), et, phénomène non moins important, des idées et des plans se font jour dans notre esprit (une émotion négative comme la tristesse ralentit la pensée et peut diminuer l’attention ; la joie peut accélérer la pensée et réduire la capacité de concentration) » (Ibid., p. 100).
[61] Ibid., p. 100.
[62] M. Foucault, « La pensée, l’émotion », Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 243-250. Cité par R. Bellour, dans « Le dépli des émotions », art. cit., p. 101.