Penser et analyser le flou cinématographique,
le parti pris du sensible

- Hélène Vally
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Fig. 7. D. Lynch, Inland Empire, 2006

      Par le flou, le plan-signe se transforme en ce que nous appellerions un plan-symptôme. Le terme de « symptôme » renvoie ici directement à la métapsychologie freudienne, reprise dans le champ de l’histoire de l’art et sous un angle critique par Georges Didi-Huberman [33]. A tort, nous le rapprochons souvent du terme de « signe » (de signum) : ce qui fait trace ou marque [34]. Il y a donc une différence entre les deux mots. Michel Foucault explique que le symptôme se transforme en signe par « l’intervention d’une conscience » [35]. Le symptôme, « déchirure » physique ou psychique, se voit en quelque sorte recousu par le diagnostic du docteur. Le signe, c’est par conséquent le symptôme qui a été intégré au discours médical. Nous pouvons transposer cette idée dans le cadre de l’analyse filmique : cette dernière a pour but de transformer ce qui nous interpelle, des « symptômes », en ce qui a du sens, en des signes donc. Pour penser et analyser un plan flou, il ne faut donc pas le transformer en un plan-signe (lui redonner du sens, de la netteté), mais comprendre en quoi il fait symptôme dans l’image, dans une séquence, un film, c’est-à-dire la puissance de vacillement, de déchirure qu’il produit en nous.
      Qu’en est-il plus précisément de la relation entre la pensée du spectateur et celle du réalisateur dans un plan-symptôme ? Une pensée cinématographique est l’alliance d’une idée et de sa mise en forme dans un plan. S’il y a bien un cinéaste qui ne cesse de parler des idées, c’est David Lynch. Il les compare à des poissons qu’il pêche mais, avoue-t-il, les poissons peuvent aussi l’attraper (« Les idées viennent comme un visiteur et elles disent bonjour et elles vous parlent d’elles » [36]). Chez le réalisateur américain, l’idée peut naître d’un rêve, d’une émotion… « Je crois que j’ai eu ma première idée originale sur un pont de Philadelphie. C’était un mélange de peur et d’espoir » [37], confie-t-il à Chris Rodley. Par conséquent, comme l’explique Laurent Dubreuil, « l’idée n’est pas métaphysique, vous n’en aurez pas de concept clair et défini » [38]. Si les idées habitent les films du cinéaste, elles sont comme des hantises qui restent énigmatiques pour le spectateur. Un plan lynchéen a toujours sa part de mystère. Le flou accentue ce phénomène car il amplifie l’effet d’étrangeté, comme ce gros plan flou sur la bouche du personnage surnommé « Phantom » dans Inland Empire (2006), tenant entre les dents une ampoule (fig. 7). Ici, l’usage du flou, allié au gros plan et à la bizarrerie du comportement du Phantom, met à distance le spectateur tout en, paradoxalement, le frappant de plein fouet.
      Le cinéaste pense le flou ; or, sa pensée n’est pas forcément appréhendable immédiatement par le spectateur. Il y a donc quelque chose qui nous échappe et qui, pourtant, est là. Par l’emploi du trouble optique, nous constatons que la pensée cinématographique (celle du réalisateur) émerge tout en se retirant et, par glissement, déchire notre pensée. Dans son livre sur Marcel Proust, Gilles Deleuze remarque que « c’est le signe qui fait l’objet d’une rencontre, c’est lui qui exerce sur nous cette violence. C’est le hasard de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qui est pensé » [39]. L’exemple le plus célèbre est bien entendu la madeleine qui rappelle Combray à Proust. Le plan flou, s’il est bien de l’ordre d’une rencontre pour le spectateur et exerce sur lui une forme de brutalité, ne garantit pas l’éclosion de la pensée. Le plan ne fonctionne plus comme un signe, mais bien comme un symptôme. Nous devons à présent dépasser cette chute de la pensée, constitutive de l’usage du flou dans un pan du cinéma contemporain, pour entrer dans l’analyse.

 

Du plan-symptôme au plan-émotion

 

      Pour interpréter un plan flou, il faut donc se détacher de tout aspect rationnel et entrer dans une relation plus sensible à l’image. Dans Le Corps du cinéma, Raymond Bellour écrit au sujet de ces plans qui marquent notre regard : « On ne choisit pas ses moments. Ils vont, viennent en vous au gré de la mémoire criblée de hasard autant que du désir d’inventorier et de prouver, de réactiver un choc plus ou moins ancien pour l’offrir en partage. Il y a tant de tels moments, tant et tant de plans de cinéma. Tant d’émotions qui s’y attachent, presque inconnues jusqu’à l’instant d’un choix qui soudain les attire et va leur insuffler une vie nouvelle et quasi excessive, tenant à leur valeur d’exemple. Ces moments vous choisissent, vous ont choisi un jour avant de devenir peut-être les motifs d’une argumentation » [40]. Les plans flous semblent faire partie de ces plans qui nous « choisissent » tant ils imprègnent et désarment notre regard, tant ils sont comme des éclats qui nous subjuguent. Un plan flou, avant de devenir un objet d’analyse, nous fait vaciller dans une expérience plus intime avec l’œuvre filmique, mais aussi plus incertaine et éprouvante. S’il désarçonne notre pensée, il fait naître quelque chose en nous : ce quelque chose, nous souhaiterions lui donner le nom d’émotion [41]. Comme le rappelle Patrick Cérès qui a consacré une thèse à cette question [42], l’émotion vient du latin emovere qui signifie déplacer, ébranler, remuer, troubler. « En ancien français, le verbe d’esmovoir recouvre lui aussi le sens propre de "mettre en mouvement" (une armée, une humeur), et depuis le XIIe siècle, le sens figuré de "troubler, porter à certains sentiments", lequel effacera progressivement le sens propre qui sera réservé à mouvoir. Quant au substantif émotion, apparu au XVIe siècle et de formation savante, il a signifié à la fois un trouble psychique ou moral et un mouvement populaire » [43]. L’émotion est donc toujours liée à une mise en mouvement qui agite, fragilise le monde intérieur aussi bien que le monde extérieur, et ce pendant quelques instants. C’est une « manifestation vive, brève, (…) une rupture temporaire » [44], précise en effet Patrick Cérès. Nous retrouvons cette idée de rupture, plus exactement de changement, chez Jean-Paul Sartre, pour qui l’émotion est le résultat d’une modification de la conscience face à ce qui la désarçonne : par exemple, quand nous nous évanouissons devant un danger car nous ne pouvons plus y faire face. Pour Sartre, notre conscience peut « être-dans-le-Monde » [45] de deux manières :

 

Le monde peut lui apparaître comme un complexus organisé d’ustensiles tels que si l’on veut produire un effet déterminé il faut agir sur des éléments déterminés du complexus (…). Mais le monde peut aussi lui apparaître comme une totalité non-ustensile, c’est-à-dire modifiable sans intermédiaire et par grandes masses. (…) c’est le monde magique. Nous appellerons émotion une chute brusque de la conscience dans le magique [46].

 

Magique, parce que l’émotion est « une modification totale de "l’être-au-monde" » [47] et « une transformation du monde » [48]. Soulignons que lors de ce processus la conscience est irréfléchie : « cet essai n’est pas conscient en tant que tel, car il serait l’objet d’une réflexion. Il est avant tout la saisie de rapports nouveaux et d’exigences nouvelles » [49]. L’émotion est une rencontre, entraînant de profonds changements du point de vue du sujet et de son rapport au monde. Michel Collot, dans son très beau livre Matière-émotion, reprend les thèses de Sartre en expliquant que l’émotion « n’est pas un état purement intérieur » [50], mais aussi une sortie hors de soi. Lorsque l’émotion relève d’une rencontre avec l’extérieur, elle nous enveloppe, nous dessaisit [51]. Pour Sartre et Collot, ce processus engendre un autre rapport au monde, plus exactement « un mode d’ouverture au monde » [52].

 

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[33] Se référer en particulier au livre de Georges Didi-Huberman intitulé Devant l’image, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 1990. A la page 15 de Devant l’image, Didi-Huberman résume ainsi sa démarche : « Ce qu’on peut espérer ici de la “raison freudienne” serait plutôt de nous re-situer par rapport à l’objet de l’histoire, par exemple, dont l’expérience psychanalytique nous renseigne mieux sur le travail extraordinairement complexe, par le biais de concepts (…). Ou bien, de façon plus générale encore, l’outil critique devrait ici permettre de reconsidérer, dans le cadre de l’histoire de l’art, le statut même de cet objet de savoir à l’égard duquel nous serions désormais requis de penser ce que nous gagnons dans l’exercice de notre discipline en face de ce que nous y perdons : en face d’une plus obscure et non moins souveraine contrainte au non-savoir. (…) penser l’élément du non-savoir qui nous éblouit chaque fois que nous posons notre regard sur une image de l’art ». Lire également l’entretien passionnant entre Georges Didi-Huberman et Patrick Lacoste, « Dialogue sur le symptôme », L’Inactuel, n°3, printemps 1995, pp. 191-226.
[34] P. Fédida, « Structure théorique du symptôme. L’interlocuteur », dans Crise et contre-transfert, Op. cit., p. 232.
[35] M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, P.U.F., 2009, p. 92. C’est une partie d’un titre de paragraphe, dont l’intitulé entier est : « C’est l’intervention d’une conscience qui transforme le symptôme en signe ».
[36] K. Sato, « Entretien avec David Lynch », Balthazar, n°5, printemps 2002, p. 11.
[37] D. Lynch et Chr. Rodley, David Lynch, Entretiens avec Chris Rodley, Paris, Cahiers du Cinéma, 2004, p. 29.
[38] L. Dubreuil, « J’ai une âme solitaire », Balthazar, n°5, printemps 2002, p. 6.
[39] G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, P.U.F., 1998, p. 25.
[40] R. Bellour, Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L, « Trafic », 2009, p. 223.
[41] Ce quelque chose peut-être aussi de l’ordre de l’affect ou de la sensation. Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous concentrer sur la question de l’émotion.
[42] P. Cérès, L’Emotion du cinéma : contribution à l’analyse d’un phénomène, sous la direction de J.-P. Berthomé, Université de Rennes 2 Haute-Bretagne, UFR Arts, Lettres, Communication, soutenue en 2003.
[43] Ibid., p. 9.
[44] Ibid., p. 10.
[45] J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann, « Philosophie », 2010, p. 61.
[46] Ibid., pp. 61-62.
[47] Ibid., p. 66.
[48] Ibid., p 43.
[49] Ibid.
[50] M. Collot, La Matière-émotion, Paris, P.U.F., « Ecriture », 2005, p. 11.
[51] « Lorsqu’en revanche la cause de l’émotion est extérieure, elle saisit le sujet de telle manière qu’il ne saurait la maîtriser ni la mettre à distance ; il ne se tient pas en face d’elle, il lui appartient. (…) cela peut se produire à l’occasion de l’accident le plus banal. Une épaisse colonne de fumée m’arrête au détour du chemin. Surpris, je sens la peur monter en moi. Elle s’évanouirait aussitôt, si je pouvais identifier l’origine du phénomène (…). Mais voici qu’il m’enveloppe, et je ne puis voir ni savoir d’où il provient. L’affect alors me déborde, et le percept, émancipé de tout objet précis, gagne en intensité (…). Le feu m’embrase en même temps que l’univers. Selon Sartre, "l’émotion est une certaine manière d’appréhender le monde", où "le sujet ému et l’objet émouvant sont unis dans une synthèse indissoluble" »(Ibid., pp. 12-13).
[52]  Ibid., p. 11.