
Coexistence  des contraires et peinture en
  clair-obscur dans le théâtre de Racine :
  « De son image en vain
  j’ai  voulu me distraire » (Britannicus, II, 2)
- Didier Souiller
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      Il n’est pas question de s’attarder ici à évoquer l’importance  de Roland Barthes, dont le Sur Racine (Seuil, 1963 [1]) contribua au renouveau des études raciniennes : après Ch.  Mauron et L. Goldmann [2], dans les années soixante du siècle dernier, ses  réflexions avaient l’ambition de tenir compte à la fois de l’apport de la  psychanalyse et d’une approche sémiotico-spatiale du théâtre. Ce qui fut  ressenti comme une suite d’affirmations fausses et de généralisations  discutables par les adversaires de cette « nouvelle critique » [3],  tenants d’un sens objectif, lisible dans la littéralité du texte ; du  moins, Barthes eut-il le mérite de proposer d’autres approches, textuelles et  scéniques, dans un paysage universitaire français passablement endormi dans la  routine de la célébration des « valeurs éternelles du classicisme  français ».
      Entre autres remarques, Sur Racine évoquait ce que l’auteur caractérisait comme « la scène érotique » (pp.  28 et suiv., passim) qui hante le  protagoniste, généralement détenteur du pouvoir et curieusement condamné à  ruminer le souvenir d’une inoubliable première rencontre amoureuse, marquée par  un contraste d’ombre et de lumière : « L’imagination est toujours  rétrospective et le souvenir a toujours l’acuité d’une image ». D’emblée,  la pictorialité du souvenir était soulignée : 
Ce qui frappe dans le fantasme racinien (et qui est sa grande beauté), c’est son aspect plastique ; rien de plus près du fantasme racinien qu’un tableau de Rembrandt, par exemple. Tout fantasme racinien suppose – ou produit – un combinat d’ombre et de lumière. Partout, toujours, la même constellation se reproduit, du soleil inquiétant et de l’ombre bénéfique.
      À partir de là, Barthes évoquait le « tenebroso racinien…, grand  combat mythique (et théâtral) de l’ombre et de la lumière ».
        Bien après ces polémiques parisiennes et  universitaires, Philippe Sellier, dans ses Essais  sur l’imaginaire classique [4] achève  son étude, « Racine ou l’inquiétante étrangeté », par une réflexion  sur le clair-obscur. Partant d’une remarque générale (« L’univers racinien  joue volontiers des incertitudes de l’ombre et de la lumière »), il  relève : « un renversement qui fait penser à la coïncidence des  contraires, fondement de l’esthétique baroque ; voici que les grands  nocturnes raciniens se trouent eux-mêmes de lumières ». Il cite alors R.  Barthes et se borne au rappel de la référence à Rembrandt (pp. 265-266).
        On voudrait reprendre ces remarques, dont la  continuité critique souligne l’importance et la justesse, en montrant que la  référence picturale n’est pas à chercher auprès de Rembrandt, mais du plus  célèbre des caravagesques français, Valentin de Boulogne, dont la gloire  versaillaise, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, pouvait servir de  modèle à Racine pour une poétique du clair-obscur.
      Le problème reste cependant entier : en effet,  pourquoi avoir recours à cette méthode, qui appartient à la rhétorique  picturale de la coexistence des contraires, dans ce cas si particulier du  traumatisme – le plus souvent érotique ? Rhétorique picturale, dira-t-on,  car on sait, d’une part, quel lien la peinture du XVIIe siècle entretient avec  l’actio de l’orateur [5] et que, d’autre  part, Racine ayant choisi d’enfermer certains de ses protagonistes dans la  fascination d’une image obsédante, cette obsession ne pouvait être mise en  valeur que grâce aux artifices du discours. S’agissant de l’art de la  représentation au XVIIe siècle, il ne faut jamais perdre de vue « aussi  bien les puissances de l’image dans les textes littéraires que les pouvoirs de  la parole dans les formes des arts visuels » [6].
        Même si, en son temps, R. Barthes se targuait, au  grand scandale des tenants de la tradition universitaire, de proposer, à propos  d’un texte classique, « une analyse volontairement close (…) sans aucune  référence à une source de ce monde (issue, par exemple, de l’histoire ou de la  biographie » [7], son intuition était exacte et elle sort renforcée par l’histoire  de l’art pictural – que les spécialistes de littérature oublient souvent de  consulter. 
        Quand on prend en considération l’ensemble du théâtre racinien, c’est à  juste titre que Roland Barthes distingue, dans une note de la page 32, ce qu’il  appelle les « grands tableaux raciniens ». Ils sont, selon lui, au  nombre de cinq.
– Dans Andromaque, l’image de Pyrrhus est définitivement celle d’un criminel incendiaire, associé, dans l’esprit de la veuve d’Hector, à la vison de Troie en flammes (III, 8) :
Songe,  songe, Céphise, à cette nuit cruelle,
    Qui  fut pour tout un peuple une nuit éternelle,
    Figure-toi  Pyrrhus, les yeux étincelants,
    Entrant  à la lueur de nos palais brûlants…
    (…)  Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue.
    Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir  à ma vue.  
  
  
Vision nocturne  dont les sources lumineuses sont celles des incendies et du sang qui luit  jusque dans les yeux de celui qui suscitera désormais « l’horreur ».
    – La coexistence  picturale des contraires atteint un premier sommet avec l’enlèvement nocturne  de Junie (Britannicus, II, 2), aux  yeux d’un Néron nimbé de la lumière que procure l’éclat du pouvoir :  
  
  
Excité  d’un désir curieux
    Cette  nuit je l’ai vue arriver en ces lieux.
    Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
    Qui  brillaient au travers des flambeaux et des armes
    (…)  Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence
    (…)  J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue ;
  Immobile, saisi d’un long étonnement,
[1] Le premier texte paraissait dès 1960 en Introduction aux tomes XI et XII du Théâtre Classique français, au Club  français du livre.
      [2] Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les  « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955, et L’Inconscient  dans l’œuvre et la vie de Jean Racine, Paris, Corti, 1957.
      [3] Au premier rang desquels : R. Picard (Nouvelle Critique ou nouvelle imposture,  J.-J. Pauvert, 1965) et R. Pommier (Le  « Sur Racine » de Roland Barthes, SEDES, 1988) : « On  ne trouve jamais, dans aucune tragédie de Racine, la moindre trace de ce qui,  selon Roland Barthes, serait au cœur de chacune d’elles ».
      [4] Ph. Sellier, Essais  sur l’imaginaire classique, Paris, Champion, 2003.
      [5]  Le geste se veut démonstratif pour celui qui parle,  selon une tradition rhétorique qui remonte à l’actio de l’orateur latin ; le jeu de l’acteur doit construire  une rhétorique de l’image. Voir S. Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes. De l’action  oratoire à l’art dramatique (1657-1750), Paris, Champion, 2001. On en aura  une idée en regardant La Mort de Saphire de Poussin (fig. 1).
      [6]  Nécessité que développe M. Fumaroli dans L’Ecole du silence. Le sentiment des images  au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994 (citation de la page 7).
      [7]    Sur Racine, Op. cit.,  p. 9.
