Coexistence des contraires et peinture en
clair-obscur dans le théâtre de Racine

- Didier Souiller
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      Les yeux injectés de sang sont remplacés maintenant par des yeux brillants de larmes, mais Racine insiste sur le caractère sidérant et sexuellement paralysant de cette vision, pour un « monstre naissant » que l’on ne s’attendait pas à voir muet de timidité et condamné à imaginer dans la solitude celle qui était pourtant livrée sans défense à son pouvoir :

 

[…] solitaire
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler.

 

      Il conviendrait sans doute de compléter ce passage fameux par l’évocation du traumatisme (inverse) d’Agrippine : on la sait amoureuse du pouvoir et désireuse d’être, « invisible et présente…, l’âme toute-puissante » du grand corps de l’État (I, 1, 95) ; elle est, à son tour, poursuivie par l’image d’un Néron, qui lui échappe, enfin séduit par l’éclat de sa propre gloire :


Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire,
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnaître au nom de l’univers (I, 2)

 

      Agrippine rejetée dans l’ombre du pouvoir dès la première scène (« tandis que Néron s’abandonne au sommeil, (…) [elle va] errant dans le palais sans suite et sans escorte »), c’est encore Junie, « dans l’ombre enfermée » (415) et « modeste » (423), qui parachève cet effet de clair-obscur, tandis que Néron, investi de l’éclat impérial, occupe le centre du schéma fantasmatique ombre / lumière / ombre.
– Le triomphe de Titus (Bérénice, I, 5) fonctionne selon une logique identique, mais inversée : l’être aimé, détenteur du pouvoir, fait participer de son éclat ce qui l’entoure :

 

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire
(…) Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?
Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ? 


Ce dernier vers met en valeur le dynamisme engendré par l’image intérieure.
– Plus discrètement, le rapt d’Eriphile (Iphigénie, II, 1) fait passer de la nuit de l’effroi à la contemplation inoubliable de celui qui demeure associé au retour à la lumière :

 

Rappellerai-je encore le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains, par qui je fus ravie,
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin, mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, (…)
Je le vis. Son aspect n’avait rien de farouche.

 

– Le songe d’Athalie (Athalie, II, 5), plus connu, achève la liste proposée par R. Barthes : on y retrouve le même effet de sidération, mais dans cette nuit du songe, point de silhouette lumineuse où se fixerait le désir, mais deux sources où s’allient l’effroi et l’éclat :

 

[Mathan] - Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ?
[Athalie] - Mais un trouble importun vient depuis quelques jours
De mes prospérités interrompre le cours.
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée…
Même elle avait encore cet éclat emprunté,
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage
(…) Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante.

 

On ajouterait volontiers à ces exemples la vision d’Hippolyte par Phèdre (I, 4), dans une tragédie où la rhétorique de l’oxymore vient mettre en valeur l’opposition du clair et de l’obscur, du chaud et du froid, et celle de la double ascendance (solaire et infernale) de la fille de Minos et de Pasiphaé :

 

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
(…) Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire
Et dérober au jour une flamme si noire.

 

Opposition, qui contribue également à souligner les tourments de la jalousie (IV, 6) :

 

Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;
et ceux du suicide (V, dernière scène) :
J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu.

 

      Encore conviendrait-il de nuancer et préciser ce schéma, en montrant, par exemple, combien la situation de chaque passage dans l’économie de la tragédie souligne sa valeur dynamique, qui motive et « emporte » le personnage ; dramaturgie et analyse des passions vont alors de pair, comme toujours dans le théâtre racinien, puisque le contraste lumineux s’imprime dans la mémoire du sujet, le poursuit et détermine son action, à la manière d’un fantasme suscitant des pulsions, qui visent à procurer une problématique satisfaction libidinale. Invariablement, il s’agit d’une image (aimée ou redoutée) que le personnage revit et recrée à la fois, avec la netteté que confèrent les procédés de l’hypotypose : il s’agit de la rendre présente et sensible par le discours. Ce fantasme traumatisant parcourt le théâtre de Racine et possède deux caractéristiques :
– il est lié au désir et prend l’allure d’un fantasme amoureux (tel Néron dans Britannicus ; dans Iphigénie, l’enlèvement d’Eriphile par Achille s’accompagne d’une difficulté à dire qui annonce Phèdre :

 

[…] Je me flattais sans cesse
Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse.
Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,
Et te parle une fois pour se taire toujours (II, 1) ;

 

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