Coexistence des contraires et peinture en
clair-obscur dans le théâtre de Racine

- Didier Souiller
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Fig. 7. Valentin de Boulogne, Le Jugement de
Salomon
, 1628

Fig. 8. Valentin de Boulogne, La dernière Cène,
1625-1626

Fig. 9. N. Tournier, Saint Jean l’Evangéliste, av. 1626

Fig. 10. Cl. Vignon, Cléopâtre se donnant la mort,
v. 1645

      Valentin de Boulogne [15], né en 1591, accomplit, comme le feront beaucoup de peintres français du XVIIe siècle, le voyage de Rome, mais dès avant 1613 : il y meurt en 1632. Durant son séjour, il s’est attiré la faveur du Cavalier dal Pozzo, le plus renommé des mécènes romains, et du cardinal Francesco Barberini, neveu d’Urbain VIII. On sait quel fut le rôle des Barberini dans l’accomplissement du grand baroque romain de la première moitié du XVIIe siècle. En France, Mazarin, grand amateur, se réserva quelques-unes des plus belles pièces du Valentin, ce qui explique pourquoi Louis XIV, héritier de la collection du cardinal, put apprécier le peintre et admettre dans sa chambre à coucher de Versailles non moins de cinq de ses tableaux, acquis en 1672 ; on peut les y voir encore. « Alors que Simon Vouet ne cesse d’évoluer, de multiplier les expériences, Valentin ne quittera plus le langage qu’il s’est donné » [16] qui est celui du Caravage, tant en ce qui concerne les thèmes traités que pour le recours à la technique du clair-obscur. Or, si notre époque a récemment redécouvert le ténébrisme pictural français, l’engouement pour le Valentin a dépassé les limites du règne du Roi-Soleil : au siècle suivant, Dézallier d’Argenville (Abrégé de la vie des plus fameux peintres, 3 vol., 1745-1752) écrit encore : « Enfant de la fortune, il est de ces hommes rares qui paraissent sur la scène comme par une espèce d’enchantement » et J. Thuillier d’ajouter : « rien qui traduise mieux l’auréole de légende qui promptement entoure le peintre » [17]. Une visite au musée du Louvre tendrait à réduire l’essentiel de l’œuvre du Valentin au développement de quelques thèmes profanes mis à la mode par le Caravage (musiciens, soldats, diseuse de bonne aventure et joueurs de cartes, réunis autour d’une table) ; ce serait oublier la part religieuse de son œuvre, présente (entre autres) dans la chambre du Roi (les quatre évangélistes et un saint Jérôme), mais que l’on peut suivre aussi bien au Louvre (Le Jugement de Salomon, fig. 7) qu’à Rome (La Cène, fig. 8).
      Il reste que les caravagesques français (tels Nicolas Tournier, fig. 9, ou Claude Vignon, fig. 10) ont su proposer une représentation de l’intériorité ou, du moins, de la manifestation du poids de l’intériorité, jouant sur l’opposition de l’ombre et de la lumière et sur le contraste entre le spectacle peint et la concentration ou le regard intérieur du protagoniste – ce qu’exploitera systématiquement un Georges de la Tour. Racine, de même que ses contemporains, a perçu la signification de la peinture du Valentin et de ses personnages, caractérisés par la mélancolie, comme une incitation à comprendre le clair-obscur à la façon d’un signe, voire d’une invitation à chercher les raisons d’un tourment intérieur :


Dans le moment même où se noue une action brutale, demeure en chaque personnage cette sorte de vérité silencieuse où se laisse pressentir – mais jamais deviner – la part secrète qui fait le mystère de chaque être [18].

 

      La reprise de l’étude des « tableaux nocturnes » de Racine invite, encore une fois, à dépasser les catégories toutes faites : Racine, cette référence classique, non seulement a recours à des procédés de la peinture baroque (le clair-obscur) et de la rhétorique baroque (l’oxymoron ou alliance des contraires), mais il montre bien que la « clarté », que nous qualifions de classique et que prônent les théoriciens de la seconde moitié du XVIIe siècle, connaît la valeur de l’obscur, ainsi que l’a montré Alain Faudemay : « Plusieurs écrivains de l’âge classique n’ont pas ignoré le lien entre l’acquisition du savoir, qui tourne vers la clarté, et ses motivations affectives, qui puisent dans l’obscur terreau de nos passions » [19]. « Faut-il parler de caravagisme littéraire ou évoquer Rembrandt ? » s’interroge Ph. Sellier dans un autre de ses articles [20] – sans répondre explicitement. Il semble pourtant que la réponse se trouve du côté de la persistance de l’influence du Caravage. Et Alain Faudemay cite une observation de Roger de Piles, qui associe expressivité et technique du clair-obscur :

 

Pour dire qu’un peintre donne à ses figures un grand relief et une grande force, qu’il débrouille et fait connaître distinctement tous les objets du tableau pour avoir choisi sa lumière avantageuse, et pour avoir su disposer les corps en sorte que recevant de grandes lumières, ils soient suivis de grandes ombres, on dit, cet homme là entend fort bien l’artifice du clair-obscur [21].

 

      Il serait trop facile de penser que, suivant les schémas d’une histoire de l’art et des lettres trop simpliste, les goûts changent brutalement et que rien ne survit des expériences de la génération précédente. De même que l’ostentation, catégorie baroque caractéristique, rend compte de bien des éléments de la décoration de Versailles et, notamment, de l’esthétique de la Galerie des Glaces, de même le procédé « baroque » du clair-obscur donne une légitimité à l’image traumatisante qui anime, disons obscurément et, pourtant, si clairement, le personnage racinien.

 

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[15] Voir Marina Mojana, Valentin de Boulogne, Eikonos, Milan, 1989 ; Jacques Thuillier, La Peinture française, XVIIe siècle, T. I, 1992, Genève, Skira, pp. 11-19, et le catalogue de l’exposition Valentin et les caravagesques français, Grand Palais, Paris, RNM, 1974, sous la direction d’A. Brejon de Lavergnée et J-P Cuzin.
[16] J. Thuillier, La Peinture française, XVIIe siècle, Op. cit., p. 13.
[17] Ibid., p. 12.
[18] Ibid., p. 19.
[19] A. Faudemay, Le clair et l’obscur à l’âge classique, Genève, Slatkine, 2001, p. 513.
[20] Ph. Sellier, « Imaginaire et catégories esthétiques », dans Essais sur l’imaginaire classique, art. cit. p. 371.
[21] A. Faudemay, Le clair et l’obscur à l’âge classique, Op. cit., p. 154.