L’affirmation de l’écriture
Dans Les Années, Ernaux utilisait l’expression « l’invisible des photos » [38], et l’on pourrait parler aussi de l’invisible des images filmées. Deux éléments essentiels ne sont pas, ou très peu, discernables sur les images mais primordiaux dans le récit sonore qui accompagne Les Années Super 8 : la dissolution du couple ainsi que la venue à l’écriture, un élément notable par son absence dans Les Années. Les années 1970 sont en effet la décennie de l’entrée dans le monde des lettres d’Ernaux comme autrice publiée, une entrée à laquelle David Ernaux-Briot rend discrètement hommage lorsque des images de feux d’artifices accompagnent la mention de la publication des Armoires vides (1974) et de la défense de la loi Veil. En opposition au pronom « elle » dont nous avons démontré comment il désigne un sujet distant et pas « à sa place » [39], « je » est utilisé comme affirmation d’un sujet écrivant. L’écriture est d’abord présentée comme activité clandestine (« J’écris en secret. » ; « Je lisais, je corrigeais des copies, j’écrivotais »), tandis que l’attente faisant suite à l’envoi du premier manuscrit se manifeste à la troisième personne (« Elle a 33 ans et ne sait pas qu’[il] sera retenu par les éditions Gallimard et publié sous le titre Les Armoires vides au printemps 1974. »). Cette attente est suivie d’une reconnaissance publique à la première personne (« Je suis allée à Paris pour parler de mon livre à l’émission de TV Aujourd’hui Madame »). Enfin, « je » est associé à une position d’autorité quand le mot « livre » remplace celui de « manuscrit » : « Je venais de finir d’écrire mon deuxième livre ». La scène cachée de l’écriture se manifeste aussi par des citations provenant du journal intime d’Annie Ernaux, lieu de la confidentialité par excellence, d’autant plus qu’il s’agit d’un texte fantôme certes invisible mais dont l’ombre s’étend sur toute l’œuvre : « J’ai écrit dans mon journal […] » ; « La femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là. Dans mon journal, j’écris qu’on ne plaisante pas avec les sports d’hiver, la fondue savoyarde. » L’acte d’écrire et de publier ne peut se dire qu’à la première personne, comme dans Mémoire de fille où l’utilisation du « je » correspond à l’affirmation de l’identité narrative et de la vocation d’écriture [40]. Le statut d’Ernaux comme autrice mondialement renommée (l’année de sortie des Années Super 8 est également celle de l’attribution du Nobel) transforme inévitablement le statut des images : de film de famille, elles deviennent non seulement témoignages d’une époque, mais elles contribuent aussi à l’iconographie d’une écrivaine alors en devenir. Cependant, alors que les films ou documentaires consacrés à Annie Ernaux ont tendance à se conformer aux représentations traditionnelles de l’écrivain interviewé à son bureau, ou filmé dans son salon avec en fond une imposante bibliothèque, Les Années Super 8 ne montre pas l’activité d’écriture. Pour une écrivaine qui a toujours voulu prendre des risques et qui dit vouloir « mettre en jeu la figure d’écrivain qu’on [lui] renvoie, la ravager, [s’]acharner à dénoncer une imposture » [41], il y a une fonction politique à dévoiler des moments de sa vie ancrés dans le quotidien, voire le banal. L’image renvoyée dans le film contrecarre celle dont Barthes s’amuse dans « L’écrivain en vacances », celle de l’auteur reconnu qui ne cesse jamais vraiment d’écrire [42]. Les Années Super 8 témoigne de l’entrave que constitue la vie domestique et familiale dans le désir d’écrire, et les difficultés qui y sont attachées.
Le récit trace aussi la construction d’un sujet écrivant, qui revendique cette position, et ancre cette décennie dans le récit mythique de l’entrée en écriture [43]. Si le film, par sa composition, décentre la notion d’auteur et la démultiplie en plusieurs entités (celui qui filme, celle qui écrit le récit et celui qui monte le film), c’est bien Annie Ernaux qui y représente et assume la fonction auctoriale. Certes, elle joue un rôle mineur dans l’élaboration des films de famille, nous rappelant que « C’est toujours lui qui filme ». Mais c’est elle qui est en charge de leur transmission, un rôle qu’elle attribue aux femmes qui se situent « aux avant-postes du temps ». La transmission n’est pas seulement celle des bobines conservées après la séparation du couple et dont elle devient la « gardienne », mais elle s’effectue aussi par le recours au récit, venant confirmer la formule lapidaire employée dans Mémoire de fille, au sujet de H. avec qui elle a vécu sa première expérience sexuelle : « Je ne l’envie pas, c’est moi qui écris » [44]. Le rôle d’Annie Ernaux dans la construction de ce film (qui doit son existence à son statut d’écrivaine reconnue) est une manière de la repositionner au centre de la dynamique de création artistique en lui donnant un rôle central que le texte accentue puisque c’est dans le récit – et non sur les images – qu’elle se construit en tant qu’écrivaine.
Le film se termine par une séquence méta-narrative introduite par un écran noir et scintillant, une forme de retour sur le projet d’écriture, au conditionnel : « Ce serait un fragment d’autobiographie familiale (…) l’occasion de retrouver de cette lumière tombée sur le passé. » Cette séquence n’est pas sans rappeler la fin des Années et le déploiement d’un texte qui se replie sur lui-même pour en constituer la finalité : « Ce sera (…) [u]ne coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être » [45]. Le désir de « sauver » se réalise par l’acte d’écrire, à la fois dans Les Années et dans Les Années Super 8, où la phrase « Il fallait des mots pour donner sens à ce temps muet. » met en avant le rôle de l’écriture pour aller au-delà de la succession d’images, de la stupeur de se voir, pour transformer le fragmentaire en récit et surtout, pour lui donner une dimension collective et partageable. Cependant, même si elles se font écho, ces séquences ne remplissent pas la même fonction. On peut se demander pourquoi le récit qui accompagne Les Années Super 8 accorde une place importante à l’écriture (quoique clandestine ou discrète) tandis que Les Années semblait occulter cette partie centrale de la vie d’une femme prise dans son époque. Les Années met plutôt l’accent sur le processus d’écriture et le projet du livre : à la fin du livre, quand interviennent les passages sur l’écriture, c’est la réflexion d’une écrivaine expérimentée, qui a bâti ce projet pendant des décennies. Dans Les Années Super 8, en revanche, les images et l’époque désignent une autrice en devenir, qui n’a pas encore acquis le statut d’écrivaine connue. Tout se passe comme si le médium film, avec les images qu’il renvoie de l’autrice, permettait de faire advenir un récit que Les Années semblait occulter. La conjonction des images et des mots dans la mise à jour de significations nous rappelle que si dans Les Années Super 8, le récit oriente considérablement notre interprétation des images, on ne saurait affirmer que ce sont uniquement les mots qui lui donnent sa cohérence et sa signification. Le terme « écriture » doit bien se comprendre comme un travail de composition technique et de collaboration intermédiale.
Aux trois fonctions attribuées au cinéma dans l’œuvre d’Ernaux par Fabien Gris (borne temporelle, outil d’identification et élément structurant), cette analyse nous conduit à ajouter une fonction autobiographique. « Autobiographique » n’est pas à prendre seulement dans le sens de « référentiel » mais surtout dans la mesure où les images et leur composition – le travail d’« écriture » dans sa portée large – sont constitutives d’un récit de vie qui est aussi un récit de transmission familiale et collective. Les Années Super 8 confirme le rôle ambivalent de la caméra et du langage cinématographique dans l’œuvre d’Ernaux tout en attestant l’influence du cinéma comme outil de composition formelle. A travers des procédés de distanciation intégrés dans le récit et dans la composition esthétique et technique du film, Ernaux et Ernaux-Briot créent un objet artistique qui va bien au-delà du périmètre du film de famille. En mettant en lumière l’invisible des images, en jouant d’effets de rupture et de dissonance, le film tient à distance non seulement les individus qui apparaissent sur l’écran, mais également les spectateurs : à l’immersion réconfortante dans la vie d’une famille et ses traits reconnaissables se substitue un regard lucide sur ce que cette famille peut nous apprendre des mutations d’une époque, et sur ce que les images ne montrent pas. Mais il ne s’agit pas pour autant de n’importe quelle famille : le film participe de l’iconographie visuelle entourant Annie Ernaux et de la construction de sa trajectoire d’écrivaine en donnant toute sa place à l’écriture, comme travail individuel et collaboratif, dans la saisie et la représentation du vécu.
[38] Ibid, p. 121.
[39] Nous faisons référence non seulement au livre d’Annie Ernaux La Place (Paris, Gallimard, 1983) mais aussi à l’analyse éclairante des positionnements de transclasses par Claire Marin, Etre à sa place : habiter sa vie, habiter son corps, [L’Observatoire, 2022], Paris, Livre de poche, 2023.
[40] Ainsi que le remarque également Marianne Braux, « Ecriture de soi et identité énonciative dans Mémoire de fille d’Annie Ernaux », Australian Journal of French Studies, vol. 57, n° 2, 2020, pp. 260-273.
[41] Annie Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 56.
[42] Roland Barthes, « L’écrivain en vacances », Mythologies, Points essais, 1970 [Seuil, 1957], pp. 29-32.
[43] Au sujet de la construction de ce récit mythique, voir Elise Hugueny-Léger, « Poïétique et politique du littéraire : Annie Ernaux, une écriture "au-dessous de la littérature" ? », French Cultural Studies, février 2024 (en ligne. Consulté le 3 juin 2025).
[44] Annie Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 94.
[45] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 240.