L’invisible des images : effets de mise
à distance et constitution d’un récit de
transmission dans Les Années Super 8

- Elise Hugueny-Léger
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Fig. 1. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 2. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 3. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 4. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 5. J.-L. Godard, Le Mépris, France, 1963

Distance et dissonance

 

Afin de situer les individus dans le mouvement de l’Histoire, Ernaux utilise dans son récit une gamme de pronoms à dimension collective ou impersonnelle, tels que « on » et « nous ». Toutefois, à la différence des Années dont le film ne possède pas l’ambition totalisante, la première personne du pluriel ne désigne pas une classe sociale ou une génération entière mais une entité plus resserrée : la cellule familiale. Et pour évoquer son moi d’avant, Ernaux alterne entre « je » et « elle ». Ce faisant, elle opère des choix stylistiques qui se situent dans la continuité de ses dernières publications. L’écriture d’Ernaux a évolué vers un effacement linguistique de la première personne du singulier qui était déjà palpable dans des publications comme La Honte (1997), mais qui est devenue manifeste avec Les Années et Mémoire de fille. De manière significative, l’utilisation de la troisième personne du singulier a tendance à être concomitante de représentations visuelles du sujet, que ce soit par le biais de la photographie ou du film. Dans La Honte, Ernaux utilise « elle » en alternance avec « je » pour évoquer la jeune fille qu’elle était à douze ans et dont elle observe les traits sur des photos de l’époque :

 

Je regarde ces photos jusqu’à perdre toute pensée, comme si, à force de les fixer, j’allais réussir à passer dans le corps et la tête de cette fille qui a été là, un jour, sur le prie-Dieu du photographe, à Biarritz, avec son père [22].

 

Dans Les Années, « je » est absent des arrêts sur images véhiculés par des photos et clips vidéo, où intervient le pronom « elle » [23]. Dans Mémoire de fille, la distinction entre celle qui écrit – « je » – et la fille de 58 – « elle » – est accentuée par une mise à distance de soi faisant appel au langage cinématographique, comme si la narratrice visionnait des séquences de film dans lesquelles elle se voyait, sans forcément se reconnaître [24]. Le fait que l’irruption de la troisième personne dans les textes aille de pair avec des représentations visuelles suggère que ces techniques ne sont pas synonyme d’identification mimétique, mais plutôt de dissonance.

Dans le récit des Années Super 8, la dynamique des pronoms suit ce même mouvement : « elle » a tendance à représenter « la jeune femme » qu’était Ernaux dans les années 1970 comme étant isolée, ne faisant pas partie d’un groupe, ou se sentant « ailleurs ». C’est le cas lors de la séquence des vacances au ski, présentées dans le texte de la voix off comme « un devoir de plaisir » plutôt qu’une réjouissance ou un moment de détente : alors qu’un plan nous présente son visage, le récit indique que « la femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là » (fig. 1). A d’autres moments, elle se désigne comme « une jeune mère » ; « une femme » ; « une jeune femme taraudée par le désir d’écrire ». La troisième personne est également de mise quand il s’agit de jouer un rôle social – celui de « la jeune femme qui accompagne son mari au festival Wagner » – y compris vis-à-vis de la belle-famille : « la jeune femme aux cheveux longs » que nous voyons jouer au mini-golf est une femme qui se dit « mal intégrée » dans sa belle-famille. Une double mise à l’écart s’opère, puisque « elle » désigne une femme qui semble par moments spectatrice de son existence, ou « hors de la fête » [25] pour reprendre une expression utilisée dans Les Années.

Les choix effectués au montage contribuent à la dissonance entre les images que nous voyons défiler et le récit. Par exemple, David Ernaux-Briot a choisi d’associer une séquence de la galette des rois – scène on ne peut plus commune, évoquant d’ordinaire des moments heureux en famille – à un passage du récit dans lequel Ernaux évoque les tensions dans le couple exacerbées par la présence de sa mère dans le foyer. Sur un plan du visage agrandi et ralenti, le récit cite son journal intime de l’époque : « Il ne faut pas penser à toutes ces choses, la vieillesse et la mort, sous peine de désespérer » (fig. 2). On le voit, il s’agit de déconstruire les images du bonheur et la représentation idéale de la famille – un beau couple de trentenaires, ayant réussi, avec deux enfants – comme le fait Agnès Varda dans son film Le Bonheur (1965). Les images filmées dissimulent une « autre scène » [26], telles les photographies exposées dans L’Usage de la photo qui, sans le récit les accompagnant, ne laisseraient pas deviner la maladie et le traitement contre un cancer du sein. Ici, l’autre scène est incluse non seulement dans le récit, mais également dans le recours à la citation du journal intime, qui agit comme véritable révélateur non pas photographique, mais narratif. Bien que le récit rapporte l’idée communément admise que « le film représentait une saisie réelle de la vie », comme Ernaux le mentionne lorsqu’elle commente l’acquisition de la caméra par le foyer, cette idée est radicalement remise en question par les choix formels de composition du texte et des images. Les outils de mise à distance nous rappellent aussi que, même si Ernaux envisage sa vie comme représentative d’une histoire collective, elle n’est pas souvent vécue mais bien reconstruite comme telle [27].

Le sentiment de mise à distance dont témoigne l’utilisation de la troisième personne est accentué par le choix des plans de paysages qui sont ceux des voyages effectués par le couple à cette période. Ici, il s’agit donc du regard distancié de Philippe Ernaux qui tenait la caméra et choisissait les sujets, des choix mis en valeur par la sélection opérée au montage par David Ernaux-Briot. Nous voyons défiler de nombreux paysages vides, désolés, « des lieux sans présence humaine », qu’il s’agisse de l’arrivée par avion sur Santiago, des images de mers déchaînées, des collines arides d’Ardèche, des sites de ruines en Albanie, ou des vues prises depuis la maison de Cergy. Au fil des années, les plans contiennent de moins en moins d’individus – Ernaux note dans le récit « la rareté des corps » – ou des personnes qui semblent isolés ou écrasés par les décors (fig. 3). Il en est ainsi de « la jeune femme » isolée sur un fond d’imposants escaliers en pierre, lors de vacances au Maroc (fig. 4), un plan qui n’est pas sans rappeler l’iconographie du film de Jean-Luc Godard, Le Mépris (1963), avec tout ce que ce film représente de la dislocation d’un couple (fig. 5) [28]. La mise à distance est aussi celle des individus lors de voyages et le choix de destinations telles que les décrit Ernaux, qu’il s’agisse de l’Albanie qui offre « un coefficient élevé d’étrangeté », l’Angleterre décrite comme « le plus exotique des pays proches », la Corse qui surprend par le dépaysement provoqué, ou les pays communistes aux antipodes du mode de vie occidental. Notons à ce sujet que si certaines images représentent en effet des lieux en décalage avec la France des années 1970, c’est bien le texte d’Ernaux qui leur confère cette dimension d’étrangeté, voire d’isolement, là où un spectateur n’ayant pas accès au commentaire y verrait seulement la trace de voyages à une époque et dans des lieux donnés. Par le récit sonore, cependant, le fait de se situer « à l’étranger » redouble de sens. Dans certaines de ces destinations, les touristes sont tenus à l’écart, soit par contrainte soit par choix, une séparation qui nous rappelle que le « nous » employé dans le récit est loin d’être universel mais qu’il désigne un groupe restreint. Au Maroc, les touristes évoluent dans un village de vacances qui est la réplique d’un village traditionnel. Le récit concernant le voyage en Albanie se termine par un « Nous n’avons rien vu de l’Albanie » dont les accents durassiens tissent une intertextualité filmique [29].

 

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[22] Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997, p. 25. Voir aussi « Elle est agenouillée sur un prie-dieu » (p. 22) ; « Impression qu’il n’y a pas de corps sous cet habit de bonne sœur » (p. 23) ; « Je n’ai plus rien de commun avec la fille de la photo, sauf cette scène du dimanche de juin qu’elle porte dans la tête […]. » (p. 133).
[23] Pour une étude de l’énonciation dans Les Années, voir Véronique Montémont, « Les Années : vers une autobiographie sociale », dans Annie Ernaux. Se perdre dans l’écriture de soi, dir. Danielle Bajomée et Juliette Dor, Paris, Klincksieck, 2011, pp. 117-132 ; Anne Strasser, « L’énonciation dans Les Années : quand les pronoms conjuguent mémoire individuelle et mémoire collective », Roman 20-50, n° 54, 2012, pp. 165-75.
[24] Comme dans : « Dans la séquence suivante, il est parti de la chambre. Elle reste debout à l’attendre, croyant qu’il va revenir. » (Annie Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 49).
[25] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 68. Pour une analyse détaillée de cette expression et du motif de la fête, voir Elise Hugueny-Léger, «"En dehors de la fête" : Entre présence et absence, pour une approche dialogique de l’identité dans Les Années d’Annie Ernaux », French Studies, vol. 66, n° 3 juillet 2012, pp. 362-375.
[26] « En écrivant, très vite s’est imposée à moi la nécessité d’évoquer "l’autre scène", celle où se jouait dans mon corps, absent des clichés, le combat flou, stupéfiant – "est-ce moi, bien moi, à qui cela arrive ?" – entre la vie et la mort » (Annie Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 12).
[27] « Aucun rapport entre sa vie et l’Histoire [...] » (Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 89).
[28] La référence au Mépris est loin d’être anodine : Brigitte Bardot a constitué pour Ernaux non seulement un modèle de perfection physique véhiculé par le cinéma, mais également le vecteur de personnages auxquels s’identifier, comme elle en témoigne dans Mémoire de fille (Op. cit.).
[29] La référence à Hiroshima mon amour nous rappelle l’importance de ce film dans la « cinémathèque » d’Ernaux et le rôle des Nouveaux romanciers dans son désir d’écrire. Dans Mémoire de fille, elle cite un extrait d’une lettre de 1959 : « toutes les filles sont allées voir Hiroshima mon amour et en chœur on a répété Tu n’as rien vu à Hiroshima » (Op. cit., p. 119). Plus loin, elle retient de l’année 1959 la « respiration suspendue en voyant les corps noués d’Emmanuel Riva et du Japonais » (Ibid, p. 120).