L’invisible des images : effets de mise
à distance et constitution d’un récit de
transmission dans Les Années Super 8
- Elise Hugueny-Léger
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Fig. 6. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8, 2022 

Fig. 7. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8, 2022 

Fig. 8. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8, 2022 

Fig. 9. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8, 2022 
On voit ainsi les limites au désir de rencontres avec d’autres individus et d’autres cultures, autant que la position d’observateur qui en découle, une position que l’on retrouvera dans les journaux extimes [30] et leur approche ethnologique. Ces observations nous rappellent que les souvenirs de vacances, y compris ceux captés par une caméra, sont en grande partie une construction et que les films de famille édifient, par bien des manières, une « fiction », comme le remarque Ernaux. Elle évoque en effet la construction du récit familial comme « une fiction familiale dont chacun apporterait le sous-texte », notamment lors des séances de projection des films, assorties des commentaires de chacun. Cette remarque, qui désigne l’un des aspects constitutifs du genre du film de famille – Roger Odin emploie le même terme de « fiction familiale » [31] – souligne en quoi le récit vient mettre à jour les revers de cette fiction.
Le ça-aura-été de l’image cinématographique : distance et rupture
Dans quelle mesure la présence des corps et le fait de se revoir encouragent-t-ils cette prise de distance ? Dans Les Années, en commentant sous forme d’ekphrasis une séquence de film de famille dans laquelle elle rentre de courses avec ses deux enfants, Ernaux écrivait : « Tous trois ne savent pas quoi faire, bougeant bras et jambes, groupés face à la caméra que, accoutumés à la lumière violente, ils regardent. On dirait qu’ils posent pour une photo qui n’en finit pas d’être prise » [32]. Cette séquence nous est donnée à voir dans Années Super 8 (fig. 6) et ce faisant, nous sommes témoins de la gêne des individus – mal-être initial en ce qui concerne les enfants, qui s’habituent à la présence de la caméra, mais qui perdure chez les adultes. Face au geste de filmer, les adultes ont plus conscience des enjeux liés au changement et à la mortalité que les enfants qui y voient d’abord une fonction ludique. Car se savoir filmé, c’est savoir qu’on laisse une image de soi dans le temps. Que dire des corps qui ont vieilli, ou de ceux qui ne sont plus là ? Par la permanence de l’image, les sujets deviennent l’incarnation de ce(ux) qui n’est plus ou ne sera plus : les films sont muets et même si une bande-son ainsi que la voix d’Ernaux ont été ajoutées, l’absence de paroles est d’autant plus troublante lorsqu’on voit bouger les lèvres d’individus désormais disparus. La mère d’Annie Ernaux apparaît fugitivement à plusieurs reprises, ainsi que Philippe Ernaux qui semble s’adresser à nous en prononçant des mots désormais évanouis (figs. 7 et 8). Bien que nous ayons affaire à des images, à des corps en mouvement, nous sommes témoins d’une forme de désincarnation qui témoigne du ça-a-été barthésien [33].
Le ça-a-été des imagesse double d’une distanciation par la narration sous la forme d’une projection dans l’avenir, un ça-aura-été qui se manifeste à plusieurs reprises : « Elle a 33 ans et ne sait pas que son manuscrit sera retenu » ; « Un an et demi plus tard, Allende serait assassiné » ; « Ces paysages [ardéchois], nous les croyons immuables. Nous ne croyons pas qu’ils puissent être menacés par la pollution » ; « A Pampelune, je ne me doutais pas que ce voyage prendrait dans ma mémoire le sens d’une épreuve initiatique, présidant à une autre vie ». C’est donc vers un futur antérieur que nous projette la voix d’Ernaux qui, comme le spectateur, détient une position de savoir par rapport aux individus que nous voyons défiler sur l’écran, telle la narratrice des Années qui envisage son moi d’avant à la fois depuis une position d’immersion et de surplomb [34]. En vertu de ce qu’elle sait de l’issue du couple, de sa trajectoire d’écrivaine, de ceux qui ne sont plus en vie, le récit d’Ernaux positionne les sujets dans un mouvement temporel bien plus vaste que celui des séquences filmées. Ces effets de superposition temporelle créent ce que Susan Sontag nomme une ironie posthume [35] qui ne peut que renforcer l’isolement de ces lieux et ces figures venues du passé, dont les vêtements, le décor, les gestes maladroits, tout nous indique qu’elles appartiennent à un autre temps ou qu’elles portent en elles leur propre disparition. La remarque de Barthes au sujet de la photographie qui n’a pas pour effet de « restituer ce qui est aboli (…) mais d’attester que cela que je vois, a bien été » [36] se fait encore plus aigüe concernant le matériau filmique où les mouvements des corps rappellent de manière poignante leur vitalité. L’incarnation de ce qui ne sera plus est peut-être emblématisée dans la seule séquence du film qui ne soit pas accompagnée de texte : la farce grandiose et grotesque de la corrida qui culmine avec une mise à mort.
Ce dernier point – sur l’inclusion d’une séquence sans récit – met l’accent sur les choix effectués par David Ernaux-Briot concernant le montage du film et le travail sur la bande-son. Comme nous l’avons déjà noté, la fabrication du film ne vise pas à reproduire une représentation mimétique de la réalité. Certes, la bande-son contient de nombreux éléments qui font coïncider images et sons (les plans du jardin de Cergy accompagnés de pépiements d’oiseaux, un bruit de sonnette activé lorsque les enfants font du vélo) et le récit d’Ernaux correspond à certains moments aux images. Mais la composition du film repose également sur de nombreux effets de rupture ou de dissonance, qu’ils soient dus aux conditions techniques des prises de vues et conservés volontairement, ou qu’ils tiennent à des choix effectués a posteriori au montage. On remarquera par exemple la succession de plans fixes pour clore la séquence du voyage au Chili ; des ralentis troublants, comme celui sur le visage lors de la scène de la galette des rois ; des pellicules abîmées par le temps qui portent la texture des films Super 8, notamment lors du voyage à Moscou (fig. 9) ; des effets de reprises avec accélération vers la fin du film, qui suggèrent que les images ne peuvent pas tout contenir. Ces choix formels détiennent une double fonction. D’une part, ils confirment l’ancrage des images dans une époque donnée et en renforcent l’effet d’authenticité, voire d’amateurisme des images filmées par Philippe Ernaux. En conservant des images issues de pellicules endommagées, le film détient une patine qui est celle du temps écoulé. L’intégration de plans instables, comme certaines images filmées en Angleterre depuis un bus à impériale, fait écho à l’esthétique des films de famille. D’autre part, les choix opérés au montage contribuent à perturber la fonction mimétique des images et créent une tension avec le texte d’Ernaux, un « récit glissant » [37] qui, à l’image du projet des Années, contribue à sceller la figure auctoriale et son activité créatrice.
[30] L’expression « journal extime » s’oppose à celle de journal intime et se réfère aux textes Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993et La Vie extérieure, Paris, Gallimard, 2000.
[31] Roger Odin, « Le film de famille dans l’institution familiale », art. cit., p. 32. A la même page, au sujet des commentaires exprimés lors d’une séance de projection d’archives familiales, il écrit : « La diégèse du film de famille est une recréation mythique du passé vécu ».
[32] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 119.
[33] Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, dans Œuvres complètes, vol. V, [1980], Paris, Seuil, 2002, p. 851.
[34] Par exemple : « Elle ne peut pas savoir que de cette année 57 elle retiendra […] » (Les Années, Op. cit., p. 67).
[35] « A touch of the finger now suffices to invest a moment with posthumous irony » (Susan Sontag, On Photography, London, Penguin, 1979 [1971], p. 70).
[36] Roland Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 855.
[37] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 240.