L’invisible des images : effets de mise
à distance et constitution d’un récit de
transmission dans Les Années Super 8

- Elise Hugueny-Léger
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Résumé

Cet article évalue le souci de composition formelle qui anime le film de David Ernaux-Briot, Les Années Super 8 (2022) et les effets qui en découlent. Construit à partir d’archives familiales et d’après un texte inédit d’Annie Ernaux, le film va bien au-delà du genre du film de famille en nous donnant accès à ce que les images ne montrent pas, ou seulement partiellement : premièrement, Les Années Super 8 allie un désir de transmission familiale avec une visée plus large de commentaire sociologique. Deuxièmement, par des effets thématiques et structurels, la composition du film et celle du récit jouent d’effets de distance et de dissonance remettant en question l’équivalence entre images, texte et vécu. Enfin, Les Années Super 8 place en son cœur la question de l’auctorialité qui dessine une dimension collaborative de la création, et contribue au récit de la trajectoire d’écrivaine d’Annie Ernaux et à son iconographie.

Mots-clés : Annie Ernaux, David Ernaux-Briot, cinéma, composition, figure de l’auteur

 

Abstract

This article examines the careful composition underlying David Ernaux-Briot’s film The Super-8 Years (2022) and its resulting effects. Made from family archives and from a piece written by Annie Ernaux for the occasion, the film goes beyond the conventions of the family movie by giving us access to what images do not (fully) show. Firstly, The Super-8 Years combines a desire of family transmission with the broader impetus to act as sociological commentary. Secondly, through thematic and structural techniques, the composition of the film and that of Annie Ernaux’s text create ruptures which question any possible correlation between image, text and lived experience. Finally, The Super-8 Years sheds light on the notion of authorial figure through a collaborative act of creation, and through its contribution to the narrative and iconography of Ernaux-as-writer.

Keywords: Annie Ernaux, David Ernaux-Briot, cinema, composition, authorial figure

 


 

Annie Ernaux n’est pas étrangère à l’univers des caméras. Depuis la publication de son premier livre, Les Armoires vides (1974), elle participe régulièrement à des émissions télévisées littéraires [1]. En 2013, elle était le sujet d’un documentaire de Michelle Porte, Les Mots comme des pierres [2], dont l’entretien a été retravaillé pour le livre Le Vrai lieu (2014) [3]. Quelques années plus tard, elle contribuait pour Régis Sauder à J’ai aimé vivre là (2020) : dans ce film prenant comme point de départ ses textes lus par des habitants de Cergy, Ernaux apparaît à l’écran, pleinement ancrée dans cette ville qu’elle a faite sienne depuis les années 1970 [4]. A ces interventions, ajoutons les adaptations au cinéma de trois de ses livres – Passion Simple (1991), L’Evénement (2000) et L’Occupation (2002) – qui ont élargi le public de son œuvre, notamment à l’international [5]. Enfin, en 2022 sortait le film Les Années Super 8, une collaboration entre Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot qui en est le réalisateur [6].

Le cinéma et les films sont un motif tout autant thématique que formel dans les écrits d’Ernaux. Fabien Gris identifie trois fonctions des films dans son œuvre : premièrement, les films agissent comme points d’ancrage socioculturels, « bornes temporelles » [7] qui agissent comme marqueurs de goût entre les classes. Deuxièmement, les films sont des outils de déploiement de l’imaginaire qui offrent des possibilités d’identification. Enfin, le cinéma est employé comme outil de composition formelle qui propose des modèles structurants. C’est le cas du film d’Ettore Scola, Le Bal (1983), présenté comme l’une des influences génératrices des Années (2008). Dans l’œuvre d’Ernaux, les films captivent par les mondes qu’ils donnent à voir, par les figures d’actrices auxquelles les narratrices désirent ressembler, et par les personnages et situations auxquelles s’identifier ou se raccrocher. Cependant, le recours au cinéma comme outil de saisie du réel est bien plus souvent situé du côté de la dissociation et de la distance que de l’identification ou de la représentation mimétique. Ceci est manifeste notamment dans L’Occupation et dans Mémoire de fille (2016), où Ernaux recourt au vocabulaire filmique pour exprimer des situations d’isolement, voire de dissociation ou d’aliénation [8]. Même lorsque les titres de films convoqués par Ernaux sont vecteurs d’identification, il s’agit d’identification avec des sujet détachés du monde, comme dans cet extrait de Mémoire de fille :

 

(Maintenant, en écrivant, glisse sur ce moment la dernière scène du film de Barbara Loden (…). [Wanda] n’est plus là. Avant elle a dit "je ne vaux rien". La caméra cadre son visage figé et celui-ci peu à peu se dissout) [9].

 

A travers ces usages du filmique, Annie Ernaux témoigne d’une attirance pour les images accompagnée d’une mise à distance formelle.

Qu’en est-t-il avec Les Années Super 8, dont le contenu visuel est éminemment proche d’Ernaux et de son vécu ? Cette étude analysera comment, dans ce film à la construction singulière, les choix effectués concernant la prise de vue, le montage et le récit sonore contribuent à créer des effets de distance, voire de dissonance. Face à des représentations de personnages souvent isolés, dont les images rappellent la vulnérabilité, face à un revers du quotidien qui n’est pas décelable sur la pellicule, il conviendra également de mettre en lumière le potentiel d’affirmation de l’écriture et d’une fonction auctoriale qui se décline sur un mode collectif.

 

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[1] Pour l’implication d’Annie Ernaux dans les médias, voir Marie-Laure Rossi, Ecrire en régime médiatique : Marguerite Duras et Annie Ernaux, actrices et spectatrices de la communication de masse, Paris, L’Harmattan, 2015 ; pour la liste complète de ses interventions télévisées et au cinéma (en ligne. Consulté le 3 juin 2025). Le premier passage à Apostrophes d’Annie Ernaux a été documenté et retracé dans Philippe Garbit, « Annie Ernaux : "En passant à Apostrophes, mon livre allait totalement exister" », Les Nuits de France Culture, France culture, réalisation Virginie Mourthé (22 août 2017).
[2] Michelle Porte, Des Mots comme des pierres, France 3, France, 4 novembre 2013.
[3] Annie Ernaux, Le Vrai lieu, Paris, Gallimard, 2014.
[4] Régis Sauder, J’ai aimé vivre là, Shellac, 2020.
[5] Respectivement adaptés par Danielle Arbid, Passion simple, Pyramide Distribution, France, 2020 ; Audrey Diwan, L’Evénement, Rectangle Productions, France, 2021 ; Patrick-Mario Bernard et Pierre Trividic, L’autre, Ad Vitam Distribution, France, 2008.
[6] David Ernaux-Briot, Les Années Super 8, Les Films Pelléas, France, 2022.
[7] Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », dans Annie Ernaux : l’intertextualité, sous la direction de Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015, p. 140.
[8] Pour une étude plus détaillée, voir Elise Hugueny-Léger, Projections de soi : identités et images en mouvement dans l’autofiction, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2022 et Elise Hugueny-Léger, « Le romanesque cinématographique de Mémoire de fille », Littérature, vol. 206, n°2, juin 2022, pp. 45-57.
[9] Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 52.