Les Années Super 8 : un singulier film de famille
Ce film se distingue des collaborations intermédiales précédentes dans la mesure où il allie des images d’archives familiales avec un texte composé pour ce projet par Annie Ernaux. Il n’est pas inutile de rappeler en quoi le processus de création des Années Super 8 en fait un « objet cinématographique un peu particulier » [10]. Les images ont été filmées de 1972 à 1981 en grande partie par Philippe Ernaux, qui était alors le mari d’Annie Ernaux. Le projet de film a été initié par leur fils, David Ernaux-Briot qui a proposé à sa mère d’écrire un texte inspiré par ces films d’archives qu’elle lirait ensuite, en voix accompagnant le film. Un fois ce texte écrit, il a effectué le travail de sélection d’images, de montage, « comme si le texte avait été un scénario » [11] et a initié le travail sur la bande-son. Il est donc significatif que le texte que nous entendons, lu par Annie Ernaux, n’ait pas été conçu comme un commentaire sur une sélection d’images, mais doit être considéré comme un récit à part entière, avec sa propre cohérence et son rythme. Par ailleurs, l’intégralité du récit n’a pas été incluse dans le film, qui en a retenu environ les deux tiers [12].
Nous avons ainsi affaire à plusieurs couches d’intervention et de construction d’un objet artistique combinant différents supports techniques et temporalités qui constituent un rappel de la matérialité de l’écriture à laquelle est attachée Ernaux. Les Années Super 8 se situe en retrait des conventions du genre du « film de famille » qui, d’ordinaire, est « dépourvu de constructions susceptibles de l’organiser en un tout cohérent […] » [13]. Ici, le film est composé, monté, retravaillé. En revanche, il s’inscrit dans le fonctionnement de ce genre par son contenu, par sa dimension collaborative, et parce qu’il témoigne d’un désir de transmission. Les séquences se conforment sans originalité aux sujets représentés dans les films de famille : fêtes de Noël, goûters d’anniversaire, vacances... Le récit propose une proximité nouvelle avec les membres de la famille, dont les prénoms et les histoires individuelles sont mentionnés, dont certains (enfants, belle-sœur, beaux-parents) apparaissent pour la première fois avec tant de détails dans l’œuvre de l’autrice. Le film est dédié aux petits-enfants de l’écrivaine avec la mention « Pour Louise, Noël, Blanche, Tristan » qui en constitue l’image finale et la portée intergénérationnelle. Si l’œuvre d’Ernaux peut être considérée comme fondatrice de la forme du « récit de filiation » tel que l’a théorisé Dominique Viart, contribuant à un « phénomène d’enquête sur l’ascendance » [14] par l’attention qu’elle porte aux générations précédentes, Les Années Super 8 s’inscrit dans une filiation orientée non seulement vers ceux et celles qui ne sont plus là, mais également vers les générations à venir. Le film prolonge le geste mémoriel des Années : la phrase issue du film, « Filmer ce que jamais on ne verra deux fois » [15] fait écho à la phrase finale des Années, « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » [16]. Or la transmission des images vient comme conjurer la phrase d’ouverture des Années, « Toutes les images disparaîtront » [17] non seulement en montrant des images du vécu, mais en leur instaurant des destinataires.
La distance temporelle transforme le statut des images du film de famille qui, une fois diffusé dans le domaine public, « devient alors un document à caractère spécifique, un témoignage sur un certain aspect du quotidien d’une époque » [18]. Dans Les Années Super 8, cette fonction quasi-documentaire est renforcée par le récit qui accompagne les images. Comme dans Les Années, les individus sont pris dans un contexte sociopolitique plus large qui contribue à dé-singulariser l’histoire familiale afin de la rendre partageable : les activités familiales, les achats, les voyages, deviennent les reflets d’évolutions sociétales plus vastes. Ainsi, des moments de vie comme le séjour en club de loisirs au Maroc ou l’achat d’un appartement en copropriété dans les Alpes sont-ils perçus par Ernaux non pas comme des moments constitutifs du récit familial, mais plutôt comme des phénomènes de société tels que Baudrillard les a analysés dans La Société de consommation (1970). Les images que nous voyons défiler sur l’écran donnent à voir les mutations socio-économiques ayant touché la France des années 1970 – ce faisant, le film « devient fragment de la mémoire collective » [19]. Annie Ernaux l’a expliqué en ces termes : « Je ne commente pas les images, je les situe afin que ce ne soit pas juste une histoire personnelle » [20]. Là où la vie d’une femme était représentative de son époque dans Les Années, ici c’est la vie d’une famille qui devient une famille « témoin » de la France des Trente Glorieuses : le terme « témoin » désigne non seulement une position d’observation, mais également la dimension représentative de l’histoire familiale, comme on parlerait d’un appartement témoin semblable à beaucoup d’autres.
Si le passé est contextualisé, il est également lu à la lueur de préoccupations présentes : le souci écologique si prégnant au XXIe siècle se manifeste dans le récit de l’autrice, que cela concerne les paysages d’Ardèche, les choix de vie d’une belle-sœur homosexuelle en rupture avec les normes sociales et le consumérisme, ou l’urbanisation de la banlieue parisienne et l’installation de la famille dans une ville nouvelle, Cergy-Pontoise. De cette façon, le film Les Années Super 8 remplit à son tour la fonction de balisage temporel que le cinéma détient dans l’œuvre d’Ernaux, participant d’une « intersémioticité contextualisée et conditionnée » [21]. Ce choix de positionnement distingue Les Années Super 8 des Années, en accordant moins de place à l’immersion dans des époques et des événements, et davantage à un positionnement critique. De ces multiples manières, le film oscille entre distance et proximité, en essayant de concilier un désir de transmission familiale d’une part et de représentation collective d’une autre.
[10] Fabien Lemercier, « Une aventure d’écriture avec l’image : entretien avec Annie Ernaux et David Ernaux-Briot », Cineuropa (26 mai 2022. En ligne. Consulté le 3 juin 2025).
[11] Entretien avec David Ernaux-Briot à l’issue de la projection des Années Super 8, cinéma Louxor, Paris, 21 novembre 2022.
[12] Pour plus d’informations, voir Fabien Lemercier, « Une aventure d’écriture avec l’image », art. cit.
[13] Roger Odin, « Le film de famille dans l’institution familiale », dans Le Film de famille : usage privé, usage public, dir. Roger Odin, Paris, Klincksieck, 1995, p. 31.
[14] Dominique Viart, « Le récit de filiation. "Ethique de la restitution" contre "devoir de mémoire" dans la littérature contemporaine », dans Héritage, filiation, transmission : Configurations littéraires (xviiie-xxe siècles), dir. Christian Chelebourg, David Martens et Myriam Watthee-Delmotte, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2021, pp. 199-212 (en ligne. Consulté le 3 juin 2025).
[15] Annie Ernaux, voix off des Années Super 8, réal. David Ernaux-Briot, 2022, Les Films Pelléas, France. Les citations à venir qui ne sont pas suivies d’appel de notes sont toutes issues de ce récit en voix off.
[16] Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2008, p. 242.
[17] Ibid, p. 11.
[18] Eric de Kuyper, « Aux origines du cinéma : le film de famille », dans Le Film de famille : usage privé, usage public, Op. cit., p. 13.
[19] Ibid, p. 13.
[20] Rencontre avec Annie Ernaux après la projection des Années Super 8, cinéma Utopia, Pontoise, 2 février 2023.
[21] Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », art. cit., p. 141.