L’art du montage comme signe d’amour filial : quelques exemples
Alors qu’Annie Ernaux évoque dans Les Années Super 8 la publication au printemps 1974 par Gallimard, sous le titre Les Armoires vides, de son manuscrit, envoyé par la Poste, le spectateur peut voir longuement des images de feu d’artifice. L’effet du montage, exécuté sous la direction du fils, est ici très émouvant, car il donne à voir une joie et une réussite qui n’ont pas eu leur place dans le film de famille, car il ne recueille que les joies collectives et socialement valorisées, traditionnellement attachées aux fêtes, comme les Noëls et les anniversaires, qui ne sont pas à négliger pour autant, comme à Noël 1974, quand l’auteure évoque « la joie pure des enfants et la nôtre devant la leur ». Le feu d’artifice donne une visibilité éclatante et joyeuse, évidente, au livre écrit « en secret » de la mère de l’auteure, qui habite alors avec eux, et du mari. En ce sens, Les Années Super 8, qui par l’art du montage et le commentaire a posteriori n’est pas un film de famille stricto sensu, se présente bien comme une sorte de « revanche sur la vie », comme le suggère Roger Odin dans un article sur la « rhétorique du film de famille » [22].
Un autre effet très émouvant du montage se situe au moment du voyage en Espagne de l’été 1980, présenté comme une « épreuve initiatique » pleine de tensions et de disputes avec son mari. Cet été est d’autant plus cruel pour la narratrice qu’il est très différent d’« un autre été, celui de notre rencontre, dix-sept ans plus tôt ». Pendant ce voyage, qui est le début de la fin, elle a noté dans son journal : « Je suis de trop dans sa vie ». Suivent alors de longues images de corrida, très belles, et très bien filmées, jusqu’à la mise à mort du taureau et à son évacuation hors de l’arène, selon un rituel qui, pour être bien connu, n’en est pas moins fascinant et glaçant. La musique qui accompagne ces images sans paroles est particulièrement angoissante, et on ne peut pas s’empêcher de voir ici une représentation muette de la mise à mort de l’amour et de la fin du couple, avec ses répercussions douloureuses pour tous les membres de la « cellule familiale » qui a « éclaté » en 1982, comme le raconte la narratrice à propos du voyage au Portugal de l’été 1981 : « Philippe Ernaux était ailleurs et je n’étais dramatiquement pas là ». Dans ces images de corrida, l’effet de sens est produit par le film et par le montage de Philippe Ernaux plus que par la voix off, qui n’est jamais vindicative ni accusatrice ni rancunière. Il s’agit du regard du fils sur le naufrage du couple de ses parents, et d’une figuration de cette douloureuse cérémonie des adieux.
On pourra retenir un dernier effet de montage particulièrement émouvant, situé au début du film, quand Annie Ernaux parle de son projet, noté dans son journal, de « regrouper tous les éléments de [s]a vie en un roman violent, rouge ». Cette phrase de la voix off s’enchaîne immédiatement avec une image du second fils (par ailleurs réalisateur du film) à Noël, portant un déguisement rouge et arborant un sourire magnifique, comme s’il pouvait consoler sa mère d’une part de cette violence de son parcours social et de son histoire [23], d’autre part de ses difficultés à écrire et de son obligation d’écrire « en secret », à cause des contraintes familiales et de ses obligations de « gardienne du foyer » [24].
Conclusion
J’ai négligé dans ces quelques réflexions ou impressions, de travailler sur le processus par lequel,
d’objet de famille, [le film de famille] devient fragment de la mémoire collective. Il témoigne maintenant de ce qu’étaient ces autres temps, ces autres mœurs, ces autres vies. Pour les anthropologues, les historiens, les sociologues, ils deviennent des documents virtuels, des sources. (…) Le message principal que le film de famille avait pour but de propager et de communiquer s’estompe et devient un texte, un document d’archive aux multiples messages à décoder, dont le message original est devenu accessoire, sinon superflu. La dimension du quotidien, de l’autopanégyrique familial, s’est effacée et est devenue trace sensible et surtout visible d’un passé [25].
J’ai préféré considérer ce film, comme la voix off y incite à la fin, en tant que « fragment d’autobiographie familiale » sans analyser la façon dont ces images sont « prises dans les fils invisibles de l’histoire de l’époque », à laquelle on pourrait consacrer une analyse tout aussi longue et détaillée. Je me suis appuyée surtout sur mes sensations de spectatrice, nourries par mes souvenirs et enthousiasmes de lectrice, pour mettre au jour la joie et la mélancolie qui caractérisent en même temps ce film, qui peut renvoyer le spectateur à ses propres films de famille, ou, s’il n’y avait de caméra Super 8 dans la sienne (comme ce fut le cas pour moi), à une sorte de film fantôme d’une enfance dans les années 1970, comme Hervé Guibert parle d’ « image fantôme », pour désigner la photographie parfaite de sa mère qui n’a finalement pas été prise [26]. Ce film, en plus de donner à voir des années décisives dans le devenir-écrivain d’Annie Ernaux, nous rend aux fantômes de nos enfances et à nos enfances fantômes.
[22] Roger Odin, « Rhétorique du film de famille », Revue d’Esthétique, n°1-2, 1979, p. 365.
[23] Elle l’évoque dans Les Années (p. 117) avec la même couleur : « c’était à nous d’arrêter, pour la première fois, la mort rouge des femmes, depuis des millénaires. Qui donc pourrait nous oublier ».
[24] Annie Ernaux, La Femme gelée, Op. cit., p. 427.
[25] Eric de Kuyper, « Aux origines du cinéma : le film de famille », dans Le Film de famille. Usage privé, usage public, Op. cit., p. 13.
[26] Hervé Guibert, L’Image fantôme, Paris, Editions de Minuit, 1981.