Résumé
Il s’agit dans cet article de mettre au jour les non-dits de l’œuvre littéraire grâce aux films de famille, notamment dans les commentaires de la voix off. C’est ainsi que le spectateur découvre que la belle-sœur de l’auteure était lesbienne. Le documentaire permet littéralement de voir le malaise de celle qui se trouve empêchée d’écrire par les pesanteurs de la vie quotidienne, y compris dans les moments festifs traditionnels. Certains effets du montage sont particulièrement émouvants et fonctionnent comme de muettes déclarations d’amour filial.
Mots-clés : non-dits, tabou, homosexualité, film de famille, montage
Abstract
The aim of this article is to uncover the things left unsaid of the literary work through home movies, particularly in the voice-over commentary. This is how the viewer discovers that the author's sister-in-law was a lesbian. The documentary literally allows us to see the discomfort of a woman who finds herself prevented from writing by the burdens of everyday life, even at traditional festive moments. Some of the editing effects are particularly moving, and function like silent declarations of filial love.
Keywords: things left unsaid, taboo, homosexuality, home movies, editing
On considère souvent que le film de famille est ennuyeux à regarder, quand il n’émane pas de sa propre famille ; il n’aurait donc d’intérêt que dans le cercle privé. C’est ce que rappelle Roger Odin dans l’introduction du volume collectif qu’il a dirigé sur ce sujet, Le Film de famille. Usage privé, usage public (1995) :
Dévalorisé par sa trop grande quotidienneté, pratiqué comme une simple distraction par des gens qui ignorent tout des règles du « septième art » et qui ne se considèrent pas eux-mêmes comme des cinéastes, [le film de famille] apparaît à la fois comme futile, mal fait et fondamentalement ennuyeux. On connaît la devinette :
Question : comment faire comprendre à vos invités que la soirée est terminée ?
Réponse : sortez votre projecteur.
L’objectif de cet ouvrage est de montrer que l’on a bien tort de ne pas s’intéresser à ce type de productions [1].
Il poursuit sa réflexion en ces termes :
Cinématographiquement parlant, il convient tout d’abord de rappeler que le film de famille est à l’origine du cinéma ; sans parler du célèbre Déjeuner de bébé des frères Lumière et même si le travail de recherche historique reste encore à faire pour réellement fonder cette hypothèse, une analyse des brevets déposés et des campagnes de lancement des nouveaux appareils ferait très probablement apparaître, comme un thème dominant, le désir de substituer à la photographie de famille le film de famille ; le rédacteur du journal La Poste ne s’y est pas trompé, qui écrivait dans le numéro daté du 30 décembre 1885 :
« Lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers, non plus dans leur forme immobile mais dans leurs mouvements, dans leurs actions, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue. » [2]
Comment ne pas penser, en lisant cet extrait, à la dernière phrase des Années (2008) d’Annie Ernaux, qui en résume tout le projet et le programme : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » [3] ? Il s’agit là, aussi bien, d’une définition qui vaut plus globalement pour toute la littérature. Le film Les Années Super 8 vaudrait alors comme une maximisation de ce projet énoncé à la fin du livre, et échapperait déjà, par ce lien que souligne la proximité des titres, au risque d’ennuyer le spectateur, comme si ce film de famille lui racontait aussi son histoire, prolongeant tous les liens épistolaires tissés par les lecteurs d’Annie Ernaux avec elle, dont on sait qu’elle répond à toutes les lettres qu’elle reçoit. A la fin du colloque « En soi et hors de soi, l’écriture d’Annie Ernaux comme engagement », à Cergy en novembre 2014, au moment de dire au revoir aux intervenants, elle s’est écriée : « On est comme une famille ! » C’est donc sans doute comme famille élargie que les spectateurs regardent ce film – qui présente peut-être moins d’intérêt, il est vrai, pour quelqu’un qui n’aurait lu aucun livre de l’auteure. Entre le film qu’il regarde et les livres qu’il a lus, le spectateur se trouve pris dans une forme de familiarité. Ce sera sous cet angle et dans cette perspective que nous envisagerons Les Années Super 8. Nous proposerons trois pistes pour aborder ce film qui fait voir certains non-dits de l’œuvre, ou au contraire met des images sur un malaise déjà largement exprimé dans l’œuvre, notamment dans La Femme gelée (1981). Il est question du malaise dans cette « cellule familiale », vers la fin du film, au moment du voyage à Ajaccio en octobre 1978, où l’auteure accompagne son mari à un congrès. Sur de très belles images de plages, elle explique son état d’esprit d’alors :
J’avais la certitude d’aller au bout du livre que j’avais entrepris depuis peu, sur mon histoire de femme assignée depuis mon mariage au rôle de nourricière, de gestionnaire silencieuse de l’intendance, alors que j’avais été élevée dans l’idée de ma liberté et de mon égalité avec les hommes [4].
La troisième piste invitera à s’arrêter sur certains effets du montage, particulièrement émouvants, baignant le spectateur dans ce moment « joyeux et mélancolique » où l’auteure, avec ses fils et ses petits-enfants, a revu ces films muets pour la première fois, après bien des années où cette « cérémonie » de la projection avait disparu.
Voir les non-dits
On a souvent mis en évidence la dimension transgressive de l’œuvre d’Annie Ernaux qui s’affronte à de nombreux tabous : l’avortement clandestin, le corps et le désir féminins, y compris avec un homme de trente ans son cadet, ou dans « l’occupation » maladive par la jalousie, la première expérience sexuelle disséquée cliniquement et dans tous ses aspects et conséquences, la volonté de faire entendre la voix des humiliés et des offensés en écrivant « dans la langue de tous » [5], sans surplomb ni misérabilisme ni pathos, pour déshumilier ceux et celles qui la lisent et « briser les solitudes » en visant la vérité sensible par « la jouissance de la lucidité » [6], la honte sociale et la honte de la honte propres aux transclasses.
[1] Roger Odin, « Introduction », dans Le Film de famille. Usage privé, usage public, sous la direction de Roger Odin, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 6.
[2] Ibid.
[3] Annie Ernaux, Les Années [2008], Paris, Gallimard, « Folio », 2009, p. 254.
[4] Annie Ernaux, extrait de la voix off du film Les Années Super 8, réalisé par David Ernaux-Briot et Annie Ernaux, Les Films Pelléas, France, 2022. Dans la suite de l’article et sauf indication contraire, toutes les citations sans référence sont extraites du film.
[5] Annie Ernaux, Retour à Yvetot, Paris, Editions du Mauconduit, 2013, p. 34.
[6] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 213.