Les raisons qui expliquent ce mal-être, très visible dans ces films de famille, censés pourtant garder des souvenirs heureux, sont explicitées dans le commentaire dès le début : derrière cette « jeune mère lisse », il y a une « femme secrètement taraudée par la nécessité d’écrire », et empêchée de le faire par ce qui ne s’appelait pas encore « la charge mentale » d’une mère de famille, menant de front sa vie professionnelle d’enseignante et les contraintes de la vie domestique. Aucune image du film ne la montre en train d’écrire, et pour cause : le commentaire précise qu’elle écrivait « en secret », de sa mère et de son mari, « les deux bornes de son trajet social » dont elle veut rendre compte dans « un roman violent, rouge ». On la voit seulement corriger des copies à son bureau, ou lire sur son lit, ou faire semblant, car il est certain alors que la caméra la dérange. Le film concerne parfois des années postérieures à celles racontées dans La Femme gelée (1981), où le couple apparaît d’abord sans enfant, puis avec un seul enfant – la décision d’en avoir un second apparaissant comme une forme de défaite et de renoncement, comme le signalent ces deux phrases : « Jouir le plus longtemps possible des derniers moments avec un seul enfant. Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant » [16]. Cependant ce même film, en mettant en évidence le visage et le corps d’une femme empêchée de réaliser ce qui lui importe vraiment, semble illustrer, quarante-et-un ans après la publication du roman, l’atmosphère de ces années, mais en sourdine car il doit fixer des moments heureux, ce qui gomme le ton parfois rageur et vindicatif du roman :
Le minimum, rien que le minimum. Je ne me laisserai pas avoir. Choquer la vaisselle dans l’évier, coup de lavette sur la table, rabattre les couvertures, donner à manger au Bicou, le laver. Surtout pas le balai, encore moins le chiffon à poussière, tout ce qu’il me reste peut-être du Deuxième Sexe, le récit d’une lutte inepte et perdue d’avance contre la poussière [17].
Ici l’auteure fait référence à un passage très précis et très cruel du célèbre essai de Simone de Beauvoir, quand elle réfléchit sur le statut de « la femme mariée » :
Laver, repasser, balayer, dépister les moutons tapis sous la nuit des armoires, c’est arrêtant la mort refuser aussi la vie : car d’un seul mouvement le temps crée et détruit ; la ménagère n’en saisit que l’aspect négateur. Son attitude est celle du manichéiste. Le propre du manichéisme n’est pas seulement de reconnaître deux principes, l’un bon, l’autre mauvais : mais de poser que le bien s’atteint par l’abolition du mal et non par un mouvement positif ; en ce sens, le christianisme n’est guère manichéiste malgré l’existence du diable, car c’est en se vouant à Dieu qu’on combat le mieux le démon et non en s’occupant de celui-ci afin de le vaincre. Toute doctrine de la transcendance et de la liberté subordonne la défaite du mal au progrès vers le bien. Mais la femme n’est pas appelée à édifier un monde meilleur ; la maison, la chambre, le linge sale, le parquet sont des choses figées : elle ne peut qu’indéfiniment expulser les principes mauvais qui s’y glissent ; elle attaque la poussière, les taches, la boue, la crasse ; elle combat le péché, elle lutte avec Satan. Mais c’est un triste destin au lieu d’être tourné vers des buts positifs d’avoir à repousser sans répit un ennemi ; souvent la ménagère le subit dans la rage [18].
Mais, non sans auto-dérision ou critique de la capacité des livres à nous aider réellement à vivre, la narratrice du roman se moque de ses références, avec une acidité qui s’adresse autant à elle-même qu’à son mari :
La nausée existentielle devant un frigo ou derrière un caddy, la bonne blague, il en rigolerait. Tout dans ces années d’apprentissage me paraît minable, insignifiant, pas dicible, sauf en petites plaintes, en poussières de jérémiades, je suis fatiguée, je n’ai pas quatre bras, tu n’as qu’à le faire toi, spontanément elle m’est venue la mélopée domestique et il l’écoutait sans s’émouvoir [19].
Quand on voit les images de la jeune femme très bien habillée au Festival Wagner à Bayreuth où elle accompagne son mari, lors d’un voyage officiel dans le cadre des échanges du jumelage entre cette ville et Annecy, à la fin de l’été 1972, on pense à l’avant-dernier paragraphe de La Femme gelée (1981), qui crée comme une boucle avec le titre :
Elles ont fini sans que je m’en aperçoive, les années d’apprentissage. Après c’est l’habitude. Une somme de petits bruits à l’intérieur, moulin à café, casseroles, prof discrète, femme de cadre vêtue Cacharel ou Rodier au-dehors. Une femme gelée [20].
Le film donne à voir les non-dits du roman, comme on l’a montré avec l’apparition de Dominique Ernaux, qui n’y avait pas eu sa place. Il visualise aussi, dans le visage et le corps crispé, déplacé, mal à l’aise de la jeune femme, les non-dits du couple et d’une conscience intranquille, torturée par son désir d’écrire et son incapacité à le faire comme elle le voudrait vraiment. « La femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là », dit-elle à propos du séjour dans le studio de La Clusaz, « un rituel d’hiver et pour moi un devoir de plaisir » ; l’oxymore dit bien qu’elle n’arrive pas à vivre sa vie : « j’écrivotais face à la chaîne des Aravis. » En ce sens le film semble une « adaptation » (et pour cause !) de certaines pages précises de La Femme gelée (1981). Avec la distance, et forte de son œuvre et de sa reconnaissance, Annie Ernaux peut écrire un commentaire beaucoup plus neutre sur ces images, sans affects excessifs ni récrimination sur tout ce malaise qui l’a conduite à demander le divorce. On pense notamment à ce passage, douloureux et en même temps plein d’humour, sur les heures volées à la vie de famille, qui n’apparaissent bien évidemment pas dans le film, car elles échappent à l’œil du mari, et a fortiori à celui de la caméra :
Et lire pour le plaisir, écrire des poèmes pendant la tranquillité des siestes. Bref, la femme moderne, pratique, mais pas popote, créatrice sur les bords, faites du dessin, des coussins, de la tapisserie, des mots croisés. Et où ai-je lu que Virginia Woolf faisait « aussi » des tartes, pas incompatible tu vois. Deux heures et demie. Le Bicou dort. Papier, stylo. N’importe quoi, journal, poème roman. La hantise qu’il se réveille. Pas seulement. Je n’arrive pas à croire à la réalité de ce que j’écris, une sorte de divertissement entre l’avocat aux crevettes, la promenade de l’enfant. Du faire-semblant de création. Le Bicou se réveille. Le sérieux recommence, l’habiller, le faire goûter, aller au jardin, demain la pause-littérature [21].
L’impression que donne le film est celle d’un décalage entre l’image d’un moment supposé heureux et harmonieux, comme c’est la règle pour le film de famille, et une conscience en retrait de ce moment, au bord des autres, empêchée de participer à cette joie. C’est le cas lors du séjour au Maroc, dans un club de vacances, où Eric, le fils aîné, apprend à nager. Le commentaire signale que la femme dans ce cadre idyllique a la tête ailleurs, fait de la figuration dans sa vie : « Au bord de la piscine, je pensais à mon manuscrit terminé, laissé dans un tiroir de mon bureau, que je devrais taper à la machine avant la rentrée scolaire. J’espérais qu’il me sauverait, mais je ne savais pas de quoi, ni comment ». Ce film donne à comprendre, surtout dans son commentaire, l’apprentissage et les doutes de l’écrivaine, qui avaient été gommés dans Les Années, à cause de leur dimension trop singularisante qui allait à l’encontre du projet d’autobiographie impersonnelle et collective.
[16] Annie Ernaux, La Femme gelée, Op. cit., pp. 430-431.
[17] Ibid., p. 413.
[18] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, [1949], Gallimard, « Idées », 1984, tome 2, 1ère partie Situation, chapitre I : « La femme mariée », p. 63.
[19] Annie Ernaux, La Femme gelée, Op. cit., p. 423.
[20] Ibid., p. 433.
[21] Ibid., p. 429.