Voir les non-dits et récrire sa vie
en la voyant filmée

- Anne Coudreuse
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Quelques images des Années Super 8, le film qu’elle a co-réalisé avec son second fils David Ernaux-Briot, à partir de films de famille muets tourné par son mari, Philippe Ernaux, aujourd’hui décédé, lui font aborder un autre tabou, rarement évoqué dans son œuvre : celui de l’homosexualité féminine. Cette question apparaît à propos de sa belle-sœur, Dominique Ernaux, qui, avant 1968 et donc avant les années 1972-1981 concernées par le film, avait fait le choix de vivre en Ardèche, avec une femme plus jeune qu’elle, revendiquant une marginalité qu’Annie Ernaux souligne elle-même dans le commentaire qu’elle a rédigé. Elle a en effet revu ces films de famille, à la demande de ses fils et de ses petits-enfants, à qui est par ailleurs dédié ce film dont elle apparaît comme la scénariste. « Pour Louise, Noël, Blanche, Tristan », peut lire le spectateur à la fin, reconnaissant dans les deux premiers prénoms ceux des légendes des dernières photos du « photojournal » placé en ouverture d’Ecrire la vie en 2011. A partir des cinq heures de rushes et du commentaire de sa mère, destiné à être lu par elle en voix off, David Ernaux-Briot a procédé, avec Clément Pinteaux, au montage des images, dont la particularité, dans les fims tournés en Super 8, est de ne pas contenir de son, en plus de leur grain spécial, un peu flou, plus visible encore sur un écran de cinéma. Ces images semblent étranges à nos yeux habitués aux très nombreux pixels des images filmées avec nos téléphones portables, sans même parler de caméra. Sur ces images muettes, choisies en fonction du texte de sa mère, David Ernaux-Briot a donc procédé à une recomposition et à une sonorisation, grâce à la voix de sa mère d’une part, mais aussi grâce à la bande-son très riche et au travail de la musicienne Florencia Di Concilio. Ce n’est donc pas lui qui a imposé à sa mère de parler de Dominique Ernaux, « la rebelle », ni de commenter les images qui lui sont consacrées dans ces archives familiales. Cette figure de lesbienne, dans le cadre familial proche qu’on appelle aussi la parentèle, est une découverte pour les lecteurs d’Annie Ernaux, car La Femme gelée, le roman publié en 1981 dont une partie correspond à la période illustrée et documentée par Les Années Super 8, présente la famille du mari de l’héroïne éponyme comme une fratrie de trois garçons dont leur mère est très fière :

 

Quand elle se brûle, elle dit « mercredi ». Quelquefois les confidences ; j’avais fait une licence de sciences naturelles, j’avais même donné des cours dans une institution et puis j’ai rencontré votre beau-père, rires, les enfants sont venus, trois, rien que des garçons, vous imaginez, rires. Et voilà. Elle me confie en soupirant, tout en passant alertement un coup de chiffon sur l’évier, les hommes, les hommes, ils ne sont pas toujours faciles, mais elle sourit en même temps, presque orgueilleusement, comme si c’était des enfants, qu’il faille leur pardonner leurs frasques, « on ne les changera pas vous savez ! » [7].

 

Il est à nouveau question de cette structure familiale étouffante quelques pages plus loin :

 

J’ai passé des semaines dans la vraie famille. Les pires. Papoter entre belles-sœurs autour des épluchages de haricots tandis que monsieur père et ses fils péchaient à la ligne ou jouaient à l’écarté. Madame mère les appelait fièrement, « à table, les hommes ! ». Dans cette bonne humeur et cette joyeuse acceptation des rôles, je me croyais anormale, braque [8].

 

Annie Ernaux a donc volontairement gommé cette singularité et cette spécificité de sa belle-famille pour lisser l’image d’une bourgeoisie triomphante avec ses principes et ses valeurs, qui ne favorisaient pas l’épanouissement de la jeune épouse puis de la jeune mère, dont elle fait le portrait, qui est largement un autoportrait, dans ce roman. Ce travail de lissage et de gommage des singularités plus marginales, comme l’homosexualité, sert bien évidemment le propos et va dans le sens d’une dénonciation du patriarcat et de ses abus, surtout pour une jeune femme dont le père prenait en charge les tâches domestiques, de façon très exceptionnelle pour les hommes de cette génération, et pour qui la figure dominante était sa mère, comme elle le rappelle dans la première partie du livre. En attribuant deux frères à son mari dans ce roman, elle tire peut-être le fil d’un désir inconscient de ses beaux-parents qui, dans la vraie vie, ont donné à leur fille un prénom épicène, Dominique, comme s’ils avaient au fond voulu mettre au monde un garçon. Sa vie marginale en Ardèche est largement documentée, aussi bien par les images du film que par le commentaire de la voix off :

 

Elle vivait en couple avec une jeune femme, peignait, élevait des chiens de chasse, des chèvres et des poules, aidait les paysans dans une économie d’échanges. Elles ont déménagé ensuite dans une maison perdue sans électricité ni eau courante, qui dominait une vallée.

 

Ce retour à la nature apprenait aux enfants, entre autres bienfaits de cette vie saine, à faire leurs besoins dans ce qui ne s’appelait pas encore des toilettes sèches. Ils pouvaient aussi voir, accroché dans cette maison, « le tortillon collant du papier tue-mouches descendant du plafond » que leur mère avait connu dans sa propre enfance. Les images du film donnent une idée de bonheur tranquille, simple, contagieux. Chacun sourit à la caméra et au filmeur. C’est une sorte d’Eden retrouvé au milieu de la nature et des animaux, qui a sans doute laissé de bons souvenirs aux enfants de l’auteure. Rien ici de la distance un peu ironique que l’on trouve dans l’évocation de la société née de Mai 68 dans Les Années :

 

A défaut de tout quitter, travail et appartement, pour s’installer à la campagne, projet toujours remis mais qu’on était sûrs de réaliser un jour, les plus assoiffés de résurrection cherchaient pour les vacances des villages isolés sur des terres rudes, dédaignant les plages où l’on bronze idiot et la province natale, plate et « défigurée » par le progrès industriel. Ils créditaient en revanche les paysans pauvres des contrées arides, inchangées en apparence depuis des siècles, d’authenticité. Ceux qui voulaient faire l’Histoire n’admiraient rien tant que son effacement dans le retour des saisons et l’immuabilité des gestes – et ils achetaient une vieille baraque à ces mêmes paysans pour une bouchée de pain [9].

 

C’est sans doute que Dominique Ernaux avait choisi ce mode de vie alternatif et marginal bien avant 1968, comme le précise le commentaire, sans avoir besoin de suivre une mode, avec une radicalité qui la faisait vivre toute l’année, et pas seulement « pour les vacances », dans cette maison ardéchoise sans confort.

 

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[7] Annie Ernaux, La Femme gelée [1981], Ecrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 404.
[8] Ibid., p. 428.
[9] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 118.