Voir les non-dits et récrire sa vie
en la voyant filmée

- Anne Coudreuse
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Il s’agit bien pour l’auteure et son mari d’« élargir le monde de [leurs] enfants », comme le suggère le commentaire juste avant l’évocation du séjour au Maroc, dans un club de vacances où le fils aîné, Eric, apprend à nager. Cette formule arrive juste après des images des « rues ombreuses » de « villages de basalte » qui concluent cette séquence sur Dominique Ernaux. Annie Ernaux égrène quelques noms (Alba la Romaine, La Baume, Mirabelle, Balazuc) et avoue qu’elle ne distingue plus spécifiquement chaque village, souvent désert sur les images, car « ce sont les gens qui rendent les films touchants des années plus tard ». C’est aussi à cette occasion qu’elle évoque René Dumont et les faibles résultats du parti écologiste à la présidentielle de 1974. « Elargir le monde » n’a donc pas seulement une signification géographique, mais incite également les enfants à la tolérance, sans éprouver le malaise qui était celui de leur mère quand elle entendait des mots comme « lesbienne, pédéraste », tabous absolus de son enfance, comme elle l’évoque dans Les Années (2008) pour la décennie 1950 :

 

Au-dessous de l’idéal et des yeux clairs s’étendait, on le savait, un territoire informe, gluant, contenant des mots et des objets, des images et des comportements : les filles mères, la traite des Blanches, les affiches du film Caroline chérie, les capotes anglaises, les mystérieuses publicités pour « l’hygiène intime, discrétion assurée », les couvertures du journal Guérir , « les femmes ne sont fécondes que trois jours par mois », les enfants de l’amour, les attentats à la pudeur, Janet Marshall étranglée avec son soutien-gorge dans un bois par Robert Avril, l’adultère, les mots lesbienne, pédéraste, la volupté, les fautes inavouables à confesse, les fausses couches, les vilaines manières, les livres à l’index, Tout ça parce qu’au bois de Chaville, l’union libre, à l’infini. Une somme de choses innommables – que les adultes seuls étaient censés savoir – se ramenant toutes aux organes génitaux et à leur usage [10].

 

Dans La Femme gelée (1981), la narratrice anonyme évoque le moment où elle a totalement écarté l’éventualité du désir lesbien, au cœur d’une scène qui dit un malaise effrayant :

 

Entre filles du lycée résidant au foyer, on se retrouve le soir parfois à trois ou quatre dans les boxes, manger des bonbons, parloter, profs, fringues, vacances, flirts. De l’excitation folle aussi, avec des acrobaties par-dessus les cloisons, des bagarres pour un carré de chocolat. Corps à corps pour rire. Viviane est tombée sur son lit avec moi, son rire durait indéfiniment, ses yeux se rapetissent dans ses joues trop rouges. La tête de Brigitte autrefois dans les cabinets, mais alors ça ne me gênait pas au contraire, et j’avais envie de toucher. Ici je me relève avec le plus de naturel possible, il n’y aura pas de suites. Plus de curiosité pour un corps semblable aux miens, les serviettes hygiéniques dans les poubelles me font mal au cœur. Je ne sais pas quand ni pourquoi je l’ai perdue. Peut-être simplement j’avais peur de tomber dans l’anormal. Baudelaire, ses femmes damnées, mon effroi à quinze ans [11].

 

Il ne reste rien de cette frayeur dans la peinture des années 1970, nées des bouleversements de Mai 68 dans Les Années (2008), notamment dans la scène de repas, lors de vacances dans le Larzac. Il s’agit d’un hapax dans le livre car c’est la seule scène de repas qui ne soit pas strictement familiale, ce qui est très significatif de l’éclatement des valeurs et des cadres qu’a entraîné Mai 68, présenté par l’auteure, qui vivait alors à Annecy, comme un rendez-vous manqué avec l’Histoire :

 

Tandis que les enfants couchés tous ensemble dans la même chambre s’en donnaient à cœur joie de sottises multiples, malgré l’ordre proféré pour la forme de ne pas « faire le souk », qu’on buvait la goutte du paysan d’à côté – invité seulement à l’apéritif –, les discours évoluaient vers les interrogations sexuelles rêveuses, est-ce que nous étions hétéros ou homos, les aveux, le premier orgasme. La fille sauvage déclarait « j’aime chier ». Se retrouver ce soir d’été entre individus sans liens, loin des repas familiaux et des rites dont nous avions la détestation, donnait le sentiment exaltant de s’ouvrir à la diversité du monde. On se sentait redevenus adolescents [12].

 

Cette jeunesse retrouvée est lavée de « l’affreuse crasse d’adolescence », pour reprendre la magnifique formule de Marguerite Duras, quand elle décrit une séance de cinéma, un après-midi dans la vie de Suzanne, la jeune héroïne d’Un barrage contre le Pacifique [13]. Plus aucun tabou ne pèse, la parole est libérée, comme le corps. C’est avec cette même liberté, sans l’ironie qui marque parfois une distance par rapport à une phraséologie et aux clichés d’une époque révolue, qu’Annie Ernaux commente les images tranquilles et heureuses des séjours de sa famille chez Dominique Ernaux. La différence d’âge entre elle et sa compagne ne fait également l’objet d’aucun jugement. Elle est donnée à voir dans les images comme une évidence qui n’appelle aucun commentaire. Cette évocation de l’homosexualité, tout en douceur, et sans aucun jugement dans le commentaire, s’explique peut-être par la composition de ce film en famille, et par l’évolution des mentalités qui permet d’aborder ces questions plus tranquillement aujourd’hui, parce que notre époque est devenue plus tolérante.

 

« Elle f’sait la gueule »

 

Ce titre d’une chanson d’Anne Sylvestre sur son album Les Arbres verts de 1998 pourrait servir de sous-titre aux Années super 8, tant s’y donne à voir le visage de cette « femme gelée » [14] dont il est question dans le roman qui porte ce nom, et dont la publication en 1981 coïncide avec la fin de la période du film, qui couvre grosso modo « la fin de l’hiver 1972 » jusqu’à l’automne 1981 et le voyage de quatre jours à Moscou. Ce livre, publié en 1981 et dédié « à Philippe », annonce d’une certaine façon le divorce qui sera prononcé en 1985, mais dont le processus est déjà à l’œuvre dans le film, notamment dans le voyage en Espagne de l’été 1980, à propos duquel Annie Ernaux évoque une violente dispute avec son mari à Salamanque, après laquelle elle a vécu « un moment parfait », seule avec [ses] fils », sur la Plaza Mayor, « jusqu’à ce que le soleil se couche ».

Quand on connaît la vitalité rieuse de l’auteure, son sens de l’humour, qu’elle manifeste dans bien des entretiens, on est saisi par la mélancolie qui marque son visage sur la plupart des images de ce film, y compris dans les moments de joie que fixe traditionnellement le film de famille, où son sourire semble de commande, crispé, où on ne la voit presque jamais rire, mais bien plutôt s’énerver et gueuler, sur une image où elle est sur un pont avec ses deux fils, reprise vers la fin du documentaire. Toute cette mélancolie et ce mal-être se trouvent à la fois résumés et expliqués dès le début du film, après ce qu’elle appelle le « happening théâtral » du retour des courses, à Annecy, commenté dans Les Années, avec un autoportrait rapide qui corrobore l’impression que laissent toutes ces images au spectateur : « Quelque chose d’ascétique et de triste – ou de désenchanté – dans l’expression, le sourire est trop tardif pour être spontané » [15]. Pour le spectateur des Années Super 8, pour peu qu’il soit aussi un lecteur des Années (hypothèse très probable, comme le souligne le jeu des deux titres entre eux), l’effet de ces premières images est comparable à celui produit par le photojournal paru au début d’Ecrire la vie en 2011, où il a pu voir pour la première fois des photos qui n’avaient fait l’objet que d’une description, ou ekphrasis, dans les livres de l’auteure. L’émotion de cette première vision de ce qui a d’abord été lu, après avoir été écrit, est très particulière et produit un effet bouleversant, à la fois du fait de l’adéquation entre les deux, et par le procédé aristotélicien bien connu de la « reconnaissance » qui nous pousse à penser ou à dire : « c’est exactement ça ! », malgré l’impossibilité dans laquelle nous étions, avant de voir la photo ou le film, de nous la représenter aussi nettement et précisément.

 

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[10] Ibid., pp. 51-52.
[11] Annie Ernaux, La Femme gelée, Op. cit., pp. 383-384.
[12] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 120.
[13] Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique, [1950], Paris, Gallimard, « Folio », p. 188.
[14] Annie Ernaux, La Femme gelée, Op. cit., p. 433.
[15] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., pp. 123-124, cit. p. 124.