L’écriture filmique et les représentations esthétiques

de l’intime dans la création ernalienne

- Iringó Cora

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La musique accompagne la cadence du récit oral, accentue et exprime l’émotion comprise dans les images muettes. Images, mots, et sons, tout s’organise autour du fil narrateur du début, pour témoigner encore du temps glorieux. Vers la fin du film, Ernaux remarque qu’elle « n’était plus dramatiquement là » dans l’histoire de sa propre vie, mais ailleurs. La fin est marquée par la « rareté » des images, des corps, par les silences et les espaces blancs qui percent les nuits des âmes et annoncent les vies nouvelles. Autant ses écrits que le récit qui accompagne le film relèvent d’un champ sémantique cinématographique : la caméra Super 8 Bell et Howell, une technique coûteuse, le cadre, les bobines, les angles de la lumière, le geste « d’enregistrer rien qu’en vivant » [51], afin de saisir « cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée » [52]. La caméra fait partie de leur vie, elle marque la « durée nouvelle arrachée à nos vies » [53]. A la fin d’une histoire de vie évoquée dans les cadences égales et paisibles du récit de l’écrivaine, « il fallait des mots pour donner sens à ce temps muet (…) à ces bribes de vie familiale prises dans l’histoire de l’époque » [54]. Le récit fait revivre « cette lumière dorée tombée sur [s]on passé », et rappelle « L’Eté indien » de Joe Dassin, tout en évoquant les années déterminantes de sa vie. Le film, les images muettes, le son (la musique ou le bruit citadin), la voix off de l’écrivaine s’entremêlent en s’harmonisant dans une construction cinématobiographique. Les bobines gardées par l’écrivaine représentent les restes et l’archive muette de leur vie révolue. Même si dans le film, lors de l’apparition de son premier livre, Les Armoires vides, l’écrivaine avoue qu’« [u]n livre ne change pas la vie, pas comme on l’espère », elle évoque souvent Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir comme « [l]e livre qui a changé [s]a vie ». Et la littérature n’est pas neutre car « le livre à faire représentait un instrument de lutte » [55] qui change autant les mentalités de toute une époque que les destins des récepteurs.

 

« Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais » [56] est la phrase phare qui cristallise la pensée créatrice d’Ernaux. A l’encontre du film, l’écrit est plus fort, car il comprend le sens tandis que l’image est vouée à l’interprétation. En écrivant ou encore en accompagnant par l’intermédiaire de sa voix off les images filmées, Ernaux raconte l’événement en le fixant pour toujours dans le récit. Les plans filmés lui dévoilent ce qu’on a été, et tout en révélant l’invisible, ce qui est peu perceptible au lecteur ou au spectateur, ils deviennent la mémoire matérielle qui témoigne, la matière vive de son écriture.

Cependant, la dimension cinématographique de son écriture n’est pas à déceler dans les « hypothétiques emprunts à des effets propres à la fiction cinématographique » [57]. Les caractéristiques marquant son écriture donnent à voir la parenté qui s’instaure entre l’écriture et le film. Il s’agit en effet, comme l’a bien remarqué Jean-Benoît Gabriel, d’« une narratrice, cherchant parfois à s’effacer, [qui] regarde et écoute la vie quotidienne, d’une place précise, distanciée, toujours un peu extérieure aux événements qu’elle observe » [58]. Le récit filmique et l’écriture ernalienne sont par excellence sensoriels et perceptifs, et témoignent de ces introspections mémorielles tout en créant le sentiment de fluidité de l’histoire. La manière d’Ernaux de poser la voix sur les images rappelle les mots de Frédéric Mitterrand qui exprime le sentiment « d’être pris immédiatement dans l’histoire » [59]. Et c’est l’expression récurrente de l’écrivaine, « la mémoire matérielle », qui illustre son art s’instaurant selon la logique de la recherche, de la récupération des traces matérielles et des empreintes affectives, et de l’harmonisation. Cela révèle en dernière instance l’art de la trace qui sillonne sa création dès le début [60]. A l’opposé du film, l’écriture relève de la force, elle est au-dessus de la vie et de l’amour car « [é]crire n’est pas pour [Ernaux] un substitut de l’amour, mais quelque chose de plus que l’amour ou que la vie » [61], c’est « [c]ette mystique de l’amour qui ne peut aller jusqu’au bout que dans l’écriture » [62].

In fine, le film et sa réception manifestent une forme de réparation mais aussi de lutte, de la même manière que, dans son écriture, l’auteure recherche la lumière des dimanches d’enfance qui continue de se « déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure » [63] qu’elle sauve et restitue. Même si le temps de l’écriture des nouvelles passions s’est écoulé, car il n’y a plus le temps de les vivre, il lui reste la mémoire et le désir de cartographier les événements et les expériences vécues à travers les mots et les images indélébiles. Il lui reste aussi le temps des réminiscences, tout en fouillant dans la mémoire à la recherche des traces écrites ou visuelles, voire sonores pour témoigner, car chaque nouvelle création ernalienne (écriture, théâtre, film documentaire ou artistique) est une tentative ou une recherche illusoire de la lumière : « Chaque livre est la tentative – l’illusion – d’aller vers la lumière » [64]. La passion et l’amour se placent en amont du récit ernalien : « Mon histoire c’est l’histoire d’un amour » [65]. Et puis, c’est le désir et la nécessité de mettre en mots les choses de la vie après les avoir cherchées, (re)vues, (re)visitées, (re)senties, (ré)entendues, imaginées, et pensées. L’écrivaine, la passeuse des choses de la vie, récupère les traces matérielles de la vie révolue, afin de restituer avec une précision presque clinique la vie et l’histoire qui l’ont traversée viscéralement. « Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain » [66] écrit-elle, et c’est la littérature seule qui peut transformer la vie en art, et l’arracher ainsi à l’oubli, car « La vraie vie vécue c’est la littérature » [67]. Les vers de la poétesse Anna de Noailles, d’origine roumaine, reproduits à la fin des Années, cristallisent la métaphore et la poésie de la création ernalienne : « Je me suis appuyée à la beauté du monde / Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains » [68].

 

 

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[51] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1082.
[52] Ibid., p. 1082.
[53] Ibid.
[54] Annie Ernaux dans Les Années Super 8. Les citations suivantes sont toutes extraites des Années Super 8.
[55] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1083.
[56] Ibid., p. 1085.
[57] Jean-Benoît Gabriel, « Cinématographie de l’écriture chez Annie Ernaux », Fabula / Les colloques, « Annie Ernaux, les écritures à l'œuvre » Aurélie Adler, Julien Piat, Véronique Montémont (dir.) (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[58] Ibid.
[59] Annie Ernaux, « Les Années Super 8 - Rencontre avec Annie Ernaux et David Ernaux-Briot », Cinéma Omnia République, Rouen, 2023 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[60] Voir Iringó Cora, Annie Ernaux. L’art de la trace, Rennes, PUR, « Essais », à paraître en 2025.
[61] Ibid. p. 50.
[62] Annie Ernaux, « Ecrire » II, Extraits inédits du journal 1991, dans Cahier Ernaux, dir. Pierre-Louis Fort, Paris, Cahier de l’Herne, 2022, p. 106.
[63] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1084.
[64] Annie Ernaux, L’Atelier noir, Paris, Editions des Busclats, 2011, p. 12.
[65] Paroles d’une chanson de Dalida, reprises par l’auteure dans Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 13.
[66] Annie Ernaux, Journal du dehors, dans Ecrire la vie, Paris, Quarto Gallimard, 2011, p. 528.
[67] Annie Ernaux, « Hors-série Grand Témoin : Annie Ernaux et Maryam Madjidi », émission 28 Minutes, Arte, 29 décembre 2022.
[68] Anna de Noailles, citée par Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1084.