L’écriture filmique, la cinématobiographie
Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire [30]
« La lumière des années », évoquée par Ernaux dans le manuscrit des Années, est la métaphore de la recherche de la vérité incarnée autant par les images que par les mots qui disent l’histoire, contre le souci de l’effacement et de l’évanouissement. L’écriture filmique va de pair avec l’écriture photobiographique, et sa technique d’écrire depuis les images crée la sensation de voir, d’imaginer ce que les mots disent.
Les Années propose la mise en mots et en images de la mémoire individuelle et collective, de « [la] grande mémoire vague du monde » [31] par la recherche des traces afin d’abolir « la sensation du temps qui passe » [32], car
sur les photos et les films [autant des marqueurs d’époque] classés par date qu’on faisait défiler sur l’écran (…), se répandait la lumière d’un temps unique. Une autre forme de passé s’inscrivait, fluide, à faible teneur de souvenirs réels [33].
La caméra Super 8 Bell et Howell achetée par le couple leur permet d’éterniser autant le monde dans lequel ils vivaient que leur vie de famille [34]. Le souci de dater les bobines met en lumière le geste archivant de l’écrivaine. La caméra offre au couple une nouvelle manière de se connaître et les mots d’Ernaux en témoignent : « On gagnait en connaissance de soi, on perdait en insouciance » [35]. Le récit des Années, tout comme celui du film, est construit depuis la distance, et c’est le regard de l’écrivaine, tourné vers elle, qui revoit et reconstitue la vie révolue :
Elle est cette femme de la photo et peut, quand elle la regarde, dire avec un degré élevé de certitude, dans la mesure où ce visage et le présent ne sont pas disjoints de façon perceptible, où rien n’a été encore davantage perdu, de ce qui le sera inévitablement (mais quand, comment, elle préfère ne pas y songer) : c’est moi = je n’ai pas de signes supplémentaires de vieillissement. (…) c’est elle qui se sent immobile dans un monde qui court [36].
Ce qui a le plus changé en elle, c’est sa perception du temps, de sa situation à elle dans le temps [37].
Elle a perdu son sentiment d’avenir, cette sorte de fond illimité sur lequel se projetaient ses gestes, ses actes, une attente de choses inconnues et bonnes qui l’habitait […] [38]
L’écriture traduit la nécessité de préserver la mémoire, la contenir pour toujours dans ces traces écrites qui lui permettent d’avoir accès à un temps palimpseste où le passé et le présent se superposent à l’instar des couches de peinture. Le livre contient « son absence future », il l’archive, il saisit « cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant » [39]. Le manuscrit des Années [40] témoigne du souci d’Ernaux de rechercher les images en les archivant mais aussi du travail de l’instauration du livre à venir. Les maintes photos en sont les témoins, même si quelques-unes sont peu lisibles, elles sont toujours annotées par l’écrivaine : « Toutes ces images qui nous suivent jusque dans les rêves et qui sont la présence du monde, du temps et de l’espace en nous ». Les feuillets abondent des photos décrites (il y en a dix) et des références aux films, car selon ses notes, « la mémoire est matérielle », et les images témoignent de l’histoire. Le désir particulier d’Ernaux d’analyser et de décrire les images, et son recours au romanesque sont quasiment présent dans le manuscrit :
Cette violence spécifique et discriminatoire, comme le rappelle Henri Rousso, avait valeur d’expiation collective. (…) Cette exposition a en effet pour but de mettre en lumière cette « ombre au tableau », cet objet sans statut, ce trou noir dans l’épopée de la Libération.
Son intérêt particulier pour les photographies et les textes qui témoignent des événements liés au moment de la création est mis en lumière d’une part par sa recherche et le ressourcement d’archiviste qui précèdent le processus de l’écriture, et, de l’autre, par la construction individuelle à partir du collectif et de l’histoire : « Chez tout le monde, en ces derniers mois de siècle, un étrange sentiment d’histoire. La pièce va finir et on s’en découvre d’un seul coup les acteurs. Nous passerons sur la Terre ».
Les lieux de la mémoire individuelle et collective dans ses écrits et dans le film Les Années Super 8 sont les marqueurs existentiels et essentiels de l’écrivaine. Elle en témoigne dans les feuillets de ses manuscrits, tout en évoquant le rôle déterminant des voyages physiques mais aussi des images mentales qui l’habitent. La dimension du vécu sensoriel et visuel est ponctuée par la métaphore récurrente du retour imaginaire « aux lieux de mémoire » :
Depuis quinze ans, j’ai assez voyagé, en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique du nord, réalisant ainsi le grand rêve de mon enfance. Mais souvent, dans ma chambre d’hôtel à l’étranger, je suis étonnée d’être là, de ne pas éprouver plus de bonheur. Souvent, il me semble être entrée dans un film, comme figurante. Il y a le film japonais, coréen, égyptien… Je ne ressens pas les choses avec intensité. Pour vivre vraiment les choses je dois les revivre. [d’où la recherche sensorielle et visuelle et les retours aux lieux de mémoire]. C’est ainsi que Venise où je suis allée une douzaine de fois en 28 ans, suscite des pages et des pages, mais dans mon journal seulement. C’est dans celui-ci que je note mes impressions de voyage, des choses vues.
Dans la démarche créatrice, le rôle du journal intime est essentiel car Ernaux y note toutes les images de ses retours physiques ou mentaux qu’on retrouvera plus tard autant dans ses textes écrits, discours ou dans le film Les Années Super 8. Lors de la sortie de ce film documentaire de famille, nous nous sommes posé la question de savoir si ce film représentait pour Ernaux le dernier moyen d’exploration, d’expression et de reconstitution de la mémoire révolue. La question reste ouverte, elle n’est pas encore tranchée et c’est à l’avenir de nous fournir la réponse car le temps de la création ernalienne est lui aussi ouvert.
[30] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1082.
[31] Ibid., p. 1072.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] Voir l’inscription sur les bobines : « Vie de famille 72-73 ».
[35] Ibid., p. 1000.
[36] Ibid., pp. 1078-1079.
[37] Ibid., p. 1980.
[38] Ibid., p. 1081.
[39] Ibid., p. 1082.
[40] Annie Ernaux, Les Années, 2008, Paris, BNF, Richelieu, NAF 28647 Fonds Annie Ernaux, « Notes, fragments d’avant et pendant l’écriture des Années ». Les citations suivantes sont toutes extraites du dossier génétique des Années.