Les représentations esthétiques de l’intime et l’écriture photobiographique
L’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire ne seraient pas présents est inconcevable. Quand j’écris, tout est chose, matière devant moi, extériorité, que ce soit mes sentiments mon corps, mes pensées ou le comportement des gens dans le RER. Dans L’événement, le sexe traversé par la sonde, les eaux et le sang, tout ce qu’on range dans l’intime, est là, de façon nue, mais qui renvoie à la loi d’alors, aux discours, au monde social en général [14].
L’intime dans les écrits ernaliens est un lieu de l’altérité, du passage et de la connaissance d’une identité kaléidoscopique qui transgresse l’individuel. L’histoire et les événements qui traversent l’étant contribuent à la naissance d’un sentiment de vacillement entre deux réalités : l’intime et l’extime. La jonction de l’intime aux instances de l’extérieur passe dans les textes d’Annie Ernauxpar le corps autant que dans les mises en scène (théâtre), adaptations cinématographiques de ses écrits ou encore dans le film documentaire de famille, Les Années Super 8. Les représentations de l’intime, qu’il s’agisse de l’écriture ou du film, s’instaurent dans sa création selon une chaîne causale et relationnelle répétitive, sui generis : la recherche-la restitution-la réparation et l’harmonisation [15]. La recherche est déclenchée par son désir de (re)trouver les traces et les empreintes matérielles et affectives dans le sens phénoménologique ricœurien de « connecteurs », « rupture » ou de « perte » à travers la mémoire et le processus de remémoration. Elle est suivie par la récupération des traces matérielles par l’intermédiaire des photos, de la musique, de la peinture ou du film. Autant dans ses textes que dans Les Années Super 8, la métaphore du retour est accompagnée par la recherche des traces matérielles qui évoquent le temps révolu, par un geste d’immersion dans le passé. C’est un retour aux lieux de la mémoire individuelle, « charnelle et sensible » [16], collective, physique (les voyages) et mentale (les remémorations). Tout cela pour témoigner, et inscrire la mémoire d’une manière « reproductible, itérable et conservatrice » et l’archiver au sens derridien, « quasiment inoubliable et irrécusable » [17]. L’écrivaine avoue que tout son travail s’échafaude autour de la mémoire et de la recherche, même si chez elle, à l’encontre de Proust, la mémoire est matérielle et volontaire et la recherche « du temps perdu » est désirée et assumée. En ce qui concerne les réminiscences proustiennes, Maya Lavault considère que
[la] démarche « nouvelle » qui fournit une forme au « roman total » [Les Années] se construit donc autant contre le projet proustien que contre le roman de 1962-63, les deux entreprises jouant à la fois le rôle d’aiguillon et de repoussoir pour l’écrivaine [18].
Cependant, Ernaux définit son art et sa méthode de travail tout en parlant des « épiphanies », « des madeleines » qui sont les traces et les preuves du passé révolu, et qui constituent le matériau essentiel de ses livres :
Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m’apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n’écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J’ai écrit que « la mémoire est matérielle », peut-être ne l’est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l’est à l’extrême, ramenant des choses vues, entendues (rôle des phrases, souvent isolées, fulgurantes), des gestes, des scènes, avec la plus grande précision. Ces « épiphanies » constantes sont le matériau de mes livres, les « preuves » aussi de la réalité. Je ne peux pas écrire sans « voir », ni « entendre », mais pour moi c’est « revoir » et « réentendre » [19].
L’écriture et le film incarnent des formes d’immersion « dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou moins certaine, dans laquelle elle se situent » [20]. La rencontre de la vie et de l’histoire avec l’écriture et avec le film passe par le moment de l’archive (la mémoire matérielle), ce qui représente en effet « l’entrée en écriture de l’opération historiographique » [21], et qui relève aussi du temps du témoignage ou du récit. Ces « témoignages du temps » ou « dires d’autrui » évoquent des événements autant historiques et collectifs qu’individuels qui ont traversé toute une génération : les moments clés du développement de la société française après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à nos jours, mais aussi les expériences intimes qui l’ont traversée et marquée viscéralement et qui visent la condition féminine. Cette conscience de l’impact de l’histoire sur la construction de l’étant balise toute l’œuvre d’Ernaux autant dans les textes que dans les films. La création ernalienne est « la trace archivante » [22] qui remplit la fonction d’« enregistrer, pour "sauver" (save) un texte indemne, de façon dure et durable, pour mettre des marques à l’abri de l’effacement » [23], et la langue est celle qui moyenne la mise en mots des images « comme une traduction adéquate qui, sans perte ou dénaturation, délivrerait en son Essence la vérité des choses et du monde » [24]. Dans le manuscrit des Années, nous avons remarqué le souci permanent de trouver la langue qui convient pour mettre en mots les choses de la vie [25], évoqué à partir des mots d’une chanson de Zouk, Soif de toi de Rodrigue Marcel : « Naissances. Ma langue n’a pas toujours été ma langue, Il a fallu l’adopter et s’en faire adopter. "Apprivoiser" » [26]. L’appropriation de la langue littéraire fait partie de l’expérience de transgression de la classe sociale par Ernaux. Son premier roman Les Armoires vides (1974), qu’elle évoque dans le film Les Années Super 8, est le texte de sa vie, selon l’écrivaine. C’est un texte traversé autant par la violence du langage d’origine, le patois normand, que par la violence de l’événement décrit, l’avortement clandestin. Le récit se construit, comme l’identité de l’écrivaine, « contre » ses parents et même « contre » sa génération.
L’usage du langage comme moyen d’expression rejoint la dimension exploratrice de l’écriture, de « l’écriture comme exploration » [27], et tout en écrivant depuis l’image, de la photographie, de la peinture et de la musique, l’« auto-socio-biographie » rejoint la photobiographie. Ecrire depuis et avec la photo, c’est montrer à la manière de Barthes que « "ça-a-été, ça a eu lieu", une valeur de preuve » [28]. Les photos et les chansons sont « des signes mémoriels chargés d’intime et de collectif » [29]. Selon l’écrivaine, il y a quand même une différence entre elles, et celle-ci réside dans l’usage littéraire, notamment dans leur relation avec le texte écrit. Ces madeleines personnelles et collectives lui permettent de rester au plus près des choses passées ou ressenties, grâce à une écriture factuelle et dépourvue de fioritures.
[14] Annie Ernaux, L’Ecriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Gallimard, 2011, p. 139.
[15] Dans notre essai Annie Ernaux : l’art de la trace, nous avançons l’idée selon laquelle la création ernalienne s’instaure depuis la logique de la chaîne causale et relationnelle : la recherche-la récupération-la restitution-la réparation et l’harmonisation, en dernière instance. Il s’agit en effet de tout un travail de recherche des traces matérielles et des empreintes affectives afin de ressaisir et restituer le passé à travers les mots. Tout en déployant ce lourd travail de récupération de la mémoire matérielle, et de sa mise en mots par l’intermédiaire de la poétique de la trace, Ernaux accomplit un travail de réparation et souvent d’harmonisation autant avec le monde qu’avec elle-même.
[16] Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014, p. 29.
[17] Jacques Derrida, Mal d’Archive, Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 153.
[18] Maya Lavault, « Le "Nouveau Roman" d’Annie Ernaux : un récit impossible ? », Fabula-LhT, n° 13, « La Bibliothèque des textes fantômes », dir. Marc Escola et Laure Depretto, novembre 2014 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[19] Annie Ernaux, L’Ecriture comme un couteau, Op. cit., pp. 39-40.
[20] Annie Ernaux, Les Années, dans Ecrire la vie, Paris, Quarto Gallimard, 2021, p. 1082.
[21] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Op. cit., p. 209.
[22] Jacques Derrida, Mal d’Archive. Une impression freudienne, Op. cit., p. 153.
[23] Ibid. p. 46.
[24] Jean-Pierre Carron, Ecriture et identité. Pour une poétique de l’autobiographie, Paris, OUSIA, 2002, p. 110.
[25] Dans une émission diffusée sur France Culture en 2002, Annie Ernaux disait : « Les choses me sont arrivées pour que je les écrive ». Ces choses de la vie évoquent et incarnent les événements et les expériences qui l’ont traversée viscéralement et qu’elle a mis dans ses écrits : le mariage et la condition féminine dans La Femme gelée, l’avortement clandestin dans L’Evénement, ses racines et l’expérience de la transgression sociale qu’on retrouve dans tous ses livres, la grande majorité étant regroupés dans le volume Ecrire la vie (2011), l’histoire collective de toute une génération dans Les Années, etc. Dans la même émission, l’écrivaine affirmait : « Ce qui me fait écrire c’est ce désir d’aller au bout de la recherche d’une vérité à travers les choses qui ont été vécues. ». Annie Ernaux, « Les choses me sont arrivées pour que je les écrive », émission A voix nue, France Culture, 7 novembre 2002 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[26] Annie Ernaux, Les Années, 2008, Paris, BNF, Richelieu, NAF 28647 Fonds Annie Ernaux, « Notes, fragments d’avant et pendant l’écriture des Années ».
[27] Ibid., p. 132.
[28] Danielle Bajomée et Juliette Dor (dir.), Annie Ernaux, Se perdre dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck, 2011, p. 157.
[29] Ibid.