L’écriture filmique et les représentations esthétiques

de l’intime dans la création ernalienne

- Iringó Cora

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Le temps filmique est pluriel. D’une part, il y a le temps passé, « suspendu à la trajectoire d’une balle » : l’autrefois, un autre temps, l’ailleurs, l’époque. D’autre part, il y a le présent dont les protagonistes sont l’écrivaine et ses enfants adultes, qui découvrent à leur tour l’illo tempore, l’âge d’or de leur enfance. C’est une découverte à la fois « joyeuse et mélancolique » [48]. Le geste d’enregistrer les objets de décor témoigne de leur appartenance sociale, mais aussi du temps et de la durée. Les tableaux exhibent des émotions et des histoires de vie autant personnelles et familiales que collectives. La trame de la vie de la famille d’Ernaux s’entremêle à la trame de l’histoire de la France mais aussi à celle du monde des années 1970, une décennie de vie. Les plans filmés par son mari représentent les images qui fixent des fictions familiales dont chacun des protagonistes portera les sous-textes. Le temps du récit est

 

Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être – constituant des arrêts sur mémoire en même temps que des rapports sur l’évolution de son existence, ce qui l’a rendue singulière [49].

 

Dans le film Les Années Super 8, il y a le même effet du temps qui saisit cette « coulée suspendue », et les images et les événements qui sont présentés s’enchaînent les uns après les autres dans une cadence qui réclame de la part du spectateur une connaissance a priori autant des écrits ernaliens que de la grande Histoire (1970–1981). Lorsque les images sont muettes et que le récit accompagnateur se tait, il reste les corps et leur mouvement pour témoigner, c’est-à-dire le corps de sa mère, un corps « de femme rude ».

Le récit de l’écrivaine illustre les événements qui ont traversé cette décennie mais en même temps, les mentalités des gens, le devenir socioculturel de toute une génération. Tout en surprenant l’assignation sexuelle des rôles et la séparation sexuée des tâches à remplir dans la vie quotidienne, Ernaux évoque de manière subliminale la condition féminine dans les années 1970. Et cela est évident même dans l’épisode où les rôles dans la famille Ernaux sont clairement définis : Philippe est « le premier filmeur », il est celui qui manie la caméra Super 8 tant désirée, tout comme la télé en couleurs, et Annie Ernaux est la mère, la professeure et l’écrivaine, tandis que sa mère était « soucieuse de tenir sa place ». La mère « louve » de ses écrits devient dans le récit filmique celle qui regarde, comprend et juge sans rien dire le délitement, la rupture du couple. La voix off de l’écrivaine accompagne les images qui défilent et présentent « une saisie véritable de la vie et du monde », une sorte de « happening théâtral ». La violence qui caractérise ses écrits rejoint celle du récit filmique accompagnant les plans qui montrent que derrière l’image de « la jeune femme lisse », il y avait une femme « taraudée » par la nécessité d’écrire (un roman). Les verbes cartographier et capter sont récurrents et ils marquent son récit en lui conférant une certaine rythmicité, égale et paisible, comme si on disait une histoire orale (un roman oral) marquée par une certaine cadence musicale romanesque. Comme si le temps avait encore du temps. Dans cet enchaînement d’événements racontés par Ernaux, les pauses ainsi que les silences s’imposent et traduisent les inquiétudes et les changements à venir, la séparation des époux.

Les voyages officiels entrepris par le couple et les voyages en famille constituent les lieux de mémoires où le collectif et l’Histoire s’entremêlent avec l’intime et la vie privée. La dislocation du présent donne naissance à un temps interrompu, court-circuité par le passé. C’est le voyage de « l’homme dit nouveau », ravi par les vestiges romains, et vexé par la propagande communiste en Albanie. La place majeure offerte par l’écrivaine à la description de ces voyages dans le film montre la force de ces marqueurs existentiels, mais aussi le désir de filmer un monde différent, qui déclenche des « bouleversements dans sa vie » et dans le monde entier. Lors de ces voyages, Ernaux suit et découvre les traces de l’Histoire, en enregistrant dans sa mémoire, à l’aide des plans filmés, la vie passée, mais aussi celle en train de se faire. Elle découvre notamment le combat du président Allende et de son gouvernement au Chili, suivi par les images de l’Albanie (« destination insolite »), et l’Allemagne de l’Ouest lors du festival Wagner de Bayreuth. Ce ne sont que des lieux qui témoignent d’une réalité double : celle présente des régimes communistes et celle des vestiges, les traces matérielles des cultures anciennes. Le voyage au Chili l’a bouleversée profondément en lui rappelant son désir et sa promesse faite à vingt ans d’écrire « pour venger [s]a race ». Et les lieux de mémoire liés à la vie de famille sont nombreux : les stations de ski, « engouement des classes moyennes », Londres, Ajaccio (Corse), « les signes d’un lieu qui était en train de se dissoudre », l’Espagne et le Maroc qui dévoilent la même réalité double que celle des pays communistes. Le Maroc, visité par les touristes occidentaux, est marqué par la pauvreté des gens, dont la vie est figée dans l’illo tempore. Il y a aussi les visites des territoires interdits, là où filmer est quasiment impossible pour eux, « les vecteurs de la pouriture occidentale ». Les frontières de l’inconnu seront franchies à l’aide des livres [50]. Le voyage au Portugal est marqué par la publication de La Femme gelée (1980) et par « la fin du bonheur » de la vie en couple, et les images en sont les témoins en en montrant la déchirure, le délitement. Moscou, le dernier voyage de quatre jours entrepris avec son mari, est la borne temporelle existentielle qui marque la fin de la vie familiale à quatre.

Par ailleurs, Ernaux recrée le panorama historique de la France et du monde en train de se faire : la mort de Pompidou, la légalisation de l’avortement, la loi Veil de 1975, l’avènement des écologistes, l’élection de Mitterrand, la France de gauche et son idéologie, la mode hippie, l’Ardèche, la France ancestrale, des paysages immuables, avant l’industrialisation, d’une pureté atemporelle. Le récit est interrompu par les cadres figés, autant d’arrêts, de parenthèses, et d’espaces blancs dans l’Histoire, qui montrent la fin de l’époque des grandes révolutions au Chili, ou le délitement de sa vie conjugale. La ville nouvelle, Cergy, est représentée comme « ce no man’s land boueux, encore une ville abstraite en train de devenir ». Dans la maison de Cergy, les images filmées n’encadrent plus les actants mais les objets, tout annonce la fin du « tête-à-tête conjugal et familial », et cette phrase « Je suis de trop dans sa vie » marque autant le début que la fin.

 

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[48] Les citations sont toutes extraites des Années Super 8.
[49] Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1083.
[50] En Albanie, elle découvre le seul livre écrit par un Albanais et traduit en français, Le Vent blanc de Jakov Xoxa.