Résumé
L’art ernalien témoigne de la nécessité et du désir de carter les Choses de la vie, les événements vécus à travers les mots et les images. Le film est un moyen complémentaire d’exploration de l’intime et ses textes annoncent désormais ce souci d’aller jusqu’au bout et de restituer le vécu à travers son art palimpseste. Le film Les Années Super 8 contredit la phrase qui ouvre Les Années : « toutes les images disparaîtront », car en usant de son archive filmée, elle fait renaître les images grâce au récit (la voix off) et au film. Dans le geste de fixer la mémoire dans l’image filmée, il est inscrit un intérêt sociologique et ethnologique, celui d’archiver pour garder et évoquer. Même si Annie Ernaux choisit l’écriture, car celle-ci témoigne, le film révèle l’invisible, il est la mémoire matérielle, la matière vive. Et les deux se nourrissent réciproquement à la recherche des sens nouveaux, voire des significations cachées à vocation évocatrice.
Mots-clés : mémoire matérielle, traces et empreintes, écriture photobiographique et cinématobiographique, film
Abstract
The ernalian art bears witness to the need and desire to convey the things and the events of life, through words and images. Film is a complementary way of exploring the intimate, and Ernaux’s texts herald this desire to go right to the end and restore the lived experience through her palimpsest art. The film Les Années Super 8 contradicts the phrase that opens Les Années: "all images will disappear", and by using her film archive, she brings images back to life through narrative (voice-over) and film. The gesture of fixing memory in the filmed image has both a sociological and ethnological interest, that of archiving in order to preserve and evoke. Even if Annie Ernaux chooses to write, because writing bears witness, film reveals the invisible; it is a material memory. And the two nourish each other in the search for new meanings, even hidden ones through an evocative vocation.
Keywords: material memory, traces and imprints, photobiographical and cinematobiographical writing, film
Je ne suis qu’une caméra. J’ai simplement enregistré. L’écriture consiste à aller à la recherche de ce qui a été enregistré pour en faire quelque chose [1].
S’il n’y avait pas eu ce film, je ne saurai pas quelle femme j’ai été [2].
Des images aux mots
Depuis plus d’un demi-siècle, l’art ernalien ne cesse de nous éblouir par sa capacité à capter la vie dans des cadres réels et souvent naturalistes. Une écriture factuelle dont les mots sont transformés en chair tandis que les images, qui sont premières et prégnantes, fixent l’instant et l’histoire dans le temps. Selon Alain Robbe-Grillet, la peinture, le cinéma et la littérature représentent « une intervention sur le monde » et non pas « une fenêtre ouverte vers le monde » [3]. Pourtant, c’est le narrateur qui crée le monde tandis que le décor est fait et défait par le récit qui est accompagné chez Ernaux par les photos, la musique ou les cadres filmés du film documentaire familial Les Années Super 8, réalisé avec son fils. Le film témoigne et reconstruit la mémoire matérielle des époques éloignées, soumises à l’oubli, et lors de la diffusion, Ernaux affirme :
En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là [4].
L’écrivaine témoigne de la rencontre de l’image, de la parole et du son afin de recréer le cadre historique et celui de leur vie de famille, le film ayant le rôle d’une archive à la fois intime et sociale. Le récit, qui accompagne les images du film, est construit à l’aide de son journal personnel. Même si l’écrit a été le moyen essentiel d’expression de son art, l’écrivaine saisit le pouvoir de l’image qui impacte le spectateur et laisse place à l’interprétation :
Le pouvoir de l’image est certainement plus grand que celui de l’écrit. Ma façon de fixer l’image, c’est par l’écrit. On donne un sens avec les mots. L’image, elle, est interprétable de mille manières [5].
De nos jours, le cinéma s’est imposé comme un art autonome, en gagnant « sa dignité artistique contre la littérature en inventant sa propre spécificité » [6]. De surcroît, on observe une certaine méfiance des intellectuels pour le cinéma qui réside dans la force évocatrice des images qu’ils expliquent par « la puissance émotive un peu indécente du cinéma qui est tenue en lisière par la culture traditionnelle » [7]. Cependant, la littérature du XXe siècle a vu la naissance du cinéma et l’avènement d’une nouvelle esthétique de représentation et expression. Il s’agit d’une esthétique qui « consacre, donc, son étude à la perception émotionnelle, quel que soit l’objet qui la frappe, l’art ou la nature » [8], et qui est « clarifiée plutôt par le processus de sa production » [9]. L’approche de ces deux arts a donné lieu à un phénomène de transfert, de transgression de formes et même d’hybridation. Les adaptations cinématographiques des textes littéraires ernaliens mettent en lumière ce phénomène de transfert. La rencontre de la littérature et de l’écriture ernalienne avec le cinéma mais aussi avec la photographie, la musique et les beaux-arts favorise la richesse du champ littéraire par son caractère pluri-sémiotique, ce qui a donné lieu à l’éclatement des genres littéraires traditionnels.
Dans le présent article nous allons interroger l’art ernalien depuis la perspective de cette rencontre et du dialogue qui s’instaure entre les arts et qui est perceptible dans la mesure où la photo, la musique, la peinture et le cinéma, ainsi que des « madeleines » [10] matérielles et collectives, accompagnent et informent la littérature, le mot écrit. Nous allons démontrer le caractère polyphonique et polymorphe de sa création, notamment au travers des modalités d’expression par l’hybridation rendue possible par la nature de l’œuvre aux frontières de plusieurs arts. Nous interrogerons les représentations esthétiques de l’intime autant dans le film Les Années Super 8 (2022) que dans le « roman total » Les Années (2011). L’écriture, l’image ajoutée aux mots et le son constituent les instances majeures de son art. La photobiographie et l’usage de la photographie accompagnée par le texte descriptif annoncent d’une certaine manière la cinématobiographie, l’usage du film et les références faites aux films qui habitent ses textes. S’agit-il de l’exploration et du besoin viscéral de témoigner, de chercher, d’aller jusqu’au bout, d’interroger et d’utiliser tous les moyens afin de s’approcher le plus possible de la vérité, d’effacer les limites du temps révolu ?
Au fil des ans, on a associé à l’image maintes significations dont les traces originelles résident dans la langue latine. Le français image est emprunté au latin imaginem, accusatif d’imago. Le substantif signifie : « représentation, image, copie, comparaison ». Les termes effigies, figura, forma, imago, pictura, simulacrum, et species, sont d’autres termes latins pour désigner l’image. Par la filiation grecque, on a associé à l’image plusieurs sens ayant des significations plus riches : « eidôlon [εἴδωλον] du visuel porteur d’illusion (…), eikôn [εἰκών], une reproduction fidèle (…), phantasma [ϕάνταὓμα] le trompe-l’œil (…), emphasis [ἔμϕαὓιὖ], la réflexion et la réfraction (…), tupos [τύποὖ], empreinte » [11].
Dans la création ernalienne, entre « l’archi-trace » ou « l’archi-écriture », et l’eidon et l’eikõn s’instaure un rapport d’interdépendance et de nécessité, une sorte de « dialectique d’accommodation, d’harmonisation, d’ajustement » [12]. Cette coexistence viscérale est éternelle car les images autant que les sons constituent en effet les piliers de son art « comme activité instauratrice » [13].
[1] Annie Ernaux, Le Vrai lieu, Entretien avec Michelle Porte, Paris, Gallimard, 2014, p. 88.
[2] Annie Ernaux, « Les Années Super 8 : Augustin Trapenard reçoit Annie Ernaux », France TV Info, 2022 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[3] Alain Robbe-Grillet, « Alain Robbe-Grillet et le cinéma contemporain », émission Le Cercle, France 2, 5 octobre 1998 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[4] Annie Ernaux, synopsis des Années Super 8 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[5] Annie Ernaux, « Les Années Super 8 : Augustin Trapenard reçoit Annie Ernaux », art. cit.
[6] Jean Cléder (dir.), « Introduction », Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012, pp. 3-10.
[7] Ibid.
[8] René Passeron, Pour une philosophie de la créativité, Paris, Klincksieck, 1989, p. 12.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Dans L’Ecriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Paris, Gallimard, 2011, pp. 39-40), Ernaux évoque les « épiphanies » qui constituent le matériau de ses écrits : « Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m’apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n’écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J’ai écrit que ‘la mémoire est matérielle’, peut-être ne l’est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l’est à l’extrême, ramenant des choses vues, entendues (rôle des phrases, souvent isolées, fulgurantes), des gestes, des scènes, avec la plus grande précision. Ces ‘épiphanies’ constantes sont le matériau de mes livres, les ‘preuves’ aussi de la réalité. Je ne peux pas écrire sans ‘voir ‘, ni ‘entendre’, mais pour moi c’est ‘revoir’ et ‘réentendre’ ».
[11] Gérard Simon, « Eidôlon », dans Vocabulaire européen des philosophies, sous la direction de Barbara Cassin, Seuil/Le Robert, 2019 (en ligne. Consulté le 4 juin 2025).
[12] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 15.
[13] Selon la définition donnée à ce dernier concept par Hegel et Souriau et reprise par René Passeron dans Pour une philosophie de la création, Op. cit., p. 13.