Les estampes de Gravelot et leurs encadrements
dans l’édition de 1774 du Théâtre de P. Corneille :
entre illustration et représentation allégorique de
l’œuvre théâtrale

- Hélène Iehl
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Fig. 29. Gravelot et N. Le Mire,
« Au voleur, au secours. », 1774

Fig. 30. J. Fr. de Neufforge, « Cadre
propre en Marqueteries », 1763

Fig. 31. E. Théaulon, Offrande à l’amour, XVIIIe s.

Fig. 32. Gravelot, J. Ch. Baquoyet N. Le Mire,
« Sculpture », 1764

Fig. 33. Anonyme, planche
d’ornements, v. 1670-1680

Le procédé allégorique va en revanche plus loin dans d’autres illustrations, à l’exemple de celle de La Veuve, ou le traître trahi (fig. 29). Celle-ci donne à voir une scène nocturne qui se déroule dans une cour dont l’aménagement suggère un décor parisien. Une jeune femme, Clarice, se fait emmener par deux hommes, Célidan et Alcidon : l’un la prend par le bras et par la taille, l’autre entrouvre la porte de la cour, laissant entrevoir une voiture. Une femme de dos – on reconnaît à ses vêtements qu’il s’agit de la nourrice de Clarice – est tombée à genoux devant elle. L’exclamation que pousse Clarice, « Au voleur, au secours », indique qu’il s’agit d’un enlèvement [44]. L’image est ornée d’un encadrement de structure complexe avec une plate-bande ornée de guillochis formant des compartiments avec de minuscules culots et fleurons, qui est insérée entre deux filets formant des entrelacs compliqués. Cet encadrement, qui évoque un ouvrage de marqueterie [45] (fig. 30) est lui-même orné d’une ligne végétale. Sur les montants figurent des mascarons, c’est-à-dire des ornements en forme de masque représentant un visage grotesque de fantaisie : ils prennent l’apparence d’une tête d’homme coiffée d’un chapeau et d’une tête de femme portant un fichu, chacune étant entourée d’un serpent. Ces deux têtes font écho aux personnages de l’image centrale, l’une aux deux ravisseurs indistinctement, l’autre à celle de la nourrice, et elles créent une équivalence entre eux à travers leur ornement commun, le serpent. L’association à ce symbole du mal les fait apparaître tous trois comme des personnages négativement connotés et suggèrent ainsi une connivence entre la nourrice et les ravisseurs, non perceptible sur la scène de l’enlèvement. C’est en effet la nourrice qui, précédemment, a incité Alcidon à enlever la veuve Clarice, dont il est secrètement amoureux [46], alors que celle-ci vient de demander Philiste en mariage [47]. Ici, l’ornement apporte donc une information supplémentaire à l’illustration centrale et constitue un surplus de sens.

Au niveau du fronton figure un autre ensemble d’ornements. Les entrelacs forment un arc qui lui-même se transforme en rosier, symbole de Vénus. L’arc est orné de deux ailes et surmonté d’un carquois rempli de flèches, attributs de Cupidon. Enfin, les deux tourtereaux roucoulant au centre constituent une représentation métaphorique du couple amoureux. Ce type de composition associant divers ornements allégoriques de l’amour est fréquemment utilisé au XVIIIe siècle comme sur le cadre ornemental de l’illustration des Amours pastorales de Daphnis et de Chloé (fig. 5 ) ou encore sur la bordure du tableau Offrande à l’amour d’Etienne Théaulon (XVIIIe siècle) (fig. 31). Ici en revanche, ces ornements allégoriques ne font référence d’aucune manière à la scène centrale. Ils suggèrent par ailleurs que la pièce présente une thématique amoureuse et s’achève sur une fin heureuse, l’union de Clarice et de Philiste. Le cadre historié contextualise de cette façon l’illustration de La Veuve en fournissant, d’une part, une information supplémentaire concernant la scène représentée, et d’autre part, en faisant allusion à la thématique amoureuse de l’intrigue dans son ensemble et en replaçant l’illustration dans le contexte global de la pièce. Le langage ornemental allégorique de Gravelot se caractérise donc, dans son ensemble, par sa clarté : il constitue un code intelligible par le lecteur-spectateur et formule ainsi un discours rhétorique qui le touche facilement.

En raison du caractère allégorique de ses ornements et de leur lisibilité, nous pourrions dire que l’édition de 1774 s’inscrit dans la lignée des Almanachs iconologiques que Gravelot publia de 1764 jusqu’à sa mort [48], dans lesquels sont présentées des figures allégoriques personnifiant, telles des idées, les arts, les continents, les saisons, etc. Chaque estampe y est accompagnée d’un texte explicatif décrivant les différents emblèmes, attributs et symboles dont sont ornées les figures (fig. 32). Dans l’avertissement figurant au début du premier almanach de la série, Gravelot exprime nettement sa recherche de clarté : il y précise que si l’on trouve « quelques idées neuves » dans ce recueil iconologique, « ce ne sera point aux depens de la noble simplicité, dont l’antiquité nous donne l’exemple ». De même, il souligne que le dessin des figures et leurs explications « partent de la même main », de sorte qu’il ne peut résulter « entre les deux parties de l’ouvrage, que cette intime correspondance propre à en faire naitre la precision  et la clarté » [49].

Plus généralement, cette recherche de clarté et de lisibilité est caractéristique de la conception de l’allégorie au XVIIIe siècle, qui prend ses distances avec les allégories de la Renaissance et de l’Age classique, plus hermétiques, que l’on rencontre dans le livre d’emblèmes d’André Alciat (1531) [50] et dans l’Iconologie de César Ripa (1603) [51] traduite par Jean Baudoin (1636) [52]. Comme l’a montré Aurélia Gaillard, les images allégoriques devaient alors être « abondantes, complexes, "convenir" le moins possible à l’idée » [53]. Au siècle suivant, Roger de Piles, dans son Abrégé de la vie des peintres (1715), définit au contraire l’allégorie comme « une espèce de langage, que par conséquent l’usage doit l’ autoriser [sic] », et il estime également que celle-ci « doit aussi être entendue de plusieurs » [54] – une définition dont se dégage à l’évidence une exigence nouvelle de simplicité et d’immédiateté. Dans cet ordre d’idée, lorsqu’en 1768 Jean-Charles Delafosse publie sa Nouvelle Iconologie historique, il cherche à « rendre plus propre à la décoration en général » l’Iconologie de Jean Baudoin d’après César Ripa, « qui s’étoit contenté de recueillir les Images Hiéroglyphiques employées par les Grecs et les Romains », et, « [se] servant en partie du sens de ces mêmes Images », il associe et agence « [ses] Emblêmes de façon qu’ils puissent servir d’ornemens Historiques et Allégoriques ». Il recourt ainsi à un répertoire de ce qu’il qualifie de « Hiéroglyphes intelligibles » [55], terme que l’on pourrait également utiliser pour désigner l’ensemble de signes ornementaux que Gravelot emploie dans les encadrements historiés de l’édition de 1774.

Au-delà de son histoire éditoriale singulière, l’édition illustrée des pièces de Pierre et de Thomas Corneille de 1774 se caractérise par sa richesse ornementale et iconologique. Il s’agit d’une œuvre au caractère multiple, à mi-chemin entre une édition illustrée de théâtre, un recueil d’ornements et un ouvrage d’iconologie. Il serait en effet séduisant ici de procéder à une compilation systématique des différents motifs d’ornements qu’on trouve dans cette édition, comme par exemple dans le recueil Dessins de divers ornemens et moulures antiques et modernes, daté de 1670–1680 [56] (fig. 33). A défaut de pouvoir présenter ici une iconologie exhaustive des diverses combinaisons allégoriques développées par Gravelot, j’aimerais clore cette réflexion en évoquant l’intericonicité qui s’établit entre les différentes compositions à travers la récurrence d’un ensemble d’attributs et de symboles, notamment végétaux et animaux, déclinés et combinés en une multitude de syntaxes allégoriques. De la sorte, la réapparition constante de ces éléments d’une illustration à l’autre constitue une sorte de fil conducteur, de trame, qui contribue à l’unité de cet ensemble d’encadrements fascinants par leur remarquable diversité et leur étonnante puissance suggestive.

 

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[44] Acte III, scène 10.
[45] J. F. de Neufforge, « Differents Compartimens à l’usage des Ciseleurs et Orfevres ou autres », dans Recueil élémentaire d’architecture …, Op. cit., t. V, 52e cahier « Modèles à l’usage des Bordures, Commodes, Tables, Poëles, Balustres &c. », p. 307, pl. 1 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[46] Acte II, scène 7.
[47] Acte II, scène 4.
[48] Gravelot publie en 1764 un premier almanach : Almanach iconologique, ou des arts pour l’année 1764, orné de figures et avec leurs explications, Paris, Lattré, 1964, in-18° (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023). Cette édition est publiée à nouveau un an plus tard, cette fois en collaboration avec Charles-Nicolas Cochin, et constitue le premier opus d’une longue série d’almanachs auxquels Gravelot travaille jusqu’à sa mort en 1773 et que Cochin continue de publier jusqu’en 1781 : Gravelot et C.-N. Cochin, Almanach iconologique, Paris, Lattré, 1765-1781, in-18°. Quelques années plus tard, les planches de ces almanachs sont reprises dans l’ouvrage suivant : Iconologie par Figures ou Traité complet des Allégories, Emblêmes &c. Ouvrage utile aux Artistes, aux Amateurs, et peuvent servir à l’éducation des jeunes personnes, Paris, Lattré, s.d. [vers 1789 puis vers 1791], 4 vol. in-12° ou in-8° (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[49] Gravelot, Almanach iconologique, ou des arts pour l’année 1764, orné de figures et avec leurs explications, Op. cit., avertissement.
[50] A. Alciat, Viri Clarissimi D. Andree Alciati Iurisconsultiss. Mediol. ad D. Chonradum Peutingeru[m] Augustanum, Iurisconsultum Emblematum liber, s.l.n.n. [Excusum Augustae Vindelicorum], 1531, in-8° (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023).
[51] C. Ripa, Iconologia, overo Descrittione di diverse Imagini cavate dall’antichità, & di propria inventione, Trovate, & dichiarate da Cesare Ripa Perugino […]. Di nuovo revista, & dal medesimo ampliata di 400 & più imagini, Et di Figure d intaglio adornata […], Rome, Lepido Facii, 1603, in-4° (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[52] C. Ripa, Iconologie, ou, explication nouvelle de plusieurs images, emblèmes, et autres figures Hyeropgliphiques des Vertus, des Vices, des Arts, des Sciences, des Causes naturelles, des Humeurs differentes, & des Passions humaines, figures dessinées et gravées par Jacques de Bie, texte traduit et remanié par Jean Baudoin, Paris, Jean Baudoin, 1736 (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023).
[53] A. Gaillard, « L’Iconologie de Ripa traduite par Baudouin : la logique des images au temps de Le Sueur », art. cit., p. 19.
[54] R. de Piles, Abrégé de la vie des peintres, Avec des reflexions sur leurs Ouvrages, Et un Traité du Peintre parfait ; De la connoissance des Desseins ; De l’utilité des Estampes, Paris, Jacques Estienne, 1715, Livre VI, « Abrégé de la vie des Peintres Allemans & Flamans », p. 334 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[55] J. Ch. Delafosse, Nouvelle Iconologie historique ou attributs hiéroglyphiques, Paris, Jean Charles Delafosse/De Laiain, 1768, p. 1 (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023). Voir C. Perrot, « La Nouvelle Iconologie historique de Jean Charles Delafosse : faire parler l’ornement », dans Actes du Ier Colloque des étudiants de master en Sciences historiques et artistiques de Lille, Villeneuve d’Ascq, 2017, pp. 173-183 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[56] Anonyme, Dessins de Divers Ornemens et Moulures Antiques et Modernes. Propres pour l’Architecture, Peinture, Sculpture, Orfevrerie, Broderie, Marqueterie, Damasquinerie, Menuiserie, Serrurerie, et autres Arts. Avec le Nom de Chaque Ornement, Paris, Nicolas Langlois, s.d. [vers 1670-1680] (en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023).