Les estampes de Gravelot et leurs encadrements
dans l’édition de 1774 du Théâtre de P. Corneille :
entre illustration et représentation allégorique de
l’œuvre théâtrale

- Hélène Iehl
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Fig. 15. Gravelot et B.-L. Prevost,
« Puisque tout m’abandonne... », 1774

Fig. 17. Gravelot et N. Le Mire,
« IPHICRATE... », 1774

Fig. 18. Gravelot et J. J. Flipart,
« Courage, enfant des dieux... », 1774

Fig. 19. Gravelot et J. de Longueil,
« Tu me revois Tyran... », 1774

Fig. 21. Gravelot et J.-Ch. Baquoy,
« Vous ? devant Attila... », 1774

Fig. 22. Gravelot et N. Le Mire,
« Li, mais ne rougi point... »

L’illustration d’Ariane (fig. 15), tragédie de Thomas Corneille sur le personnage mythologique grec, nous donne à voir l’héroïne au comble du désespoir ; venant d’apprendre que Thésée, qu’elle devait épouser, s’est enfui avec Phèdre, sa propre sœur, elle se jette sur l’épée de Pirithoüs pour se donner la mort [26]. Le cadre se compose d’une plate-bande à fines cannelures, cernée d’une seconde plate-bande plus large ornée de méandres et légèrement en retrait par rapport à la première, élément de décoration que l’on retrouve dans le Recueil élémentaire d’architecture de Jean François de Neufforge [27] (fig. 16 ). Cette composition suggère un décor architectural taillé dans la pierre, comme si le tableau figurait sur la paroi extérieure d’un bâtiment antique auquel le lierre, symbole de l’éternité, présent sur les traverses inférieure et supérieure, serait venu s’accrocher. Sur la traverse supérieure, le serpent enroulé autour d’un casque et d’une épée, tenant dans sa gueule le flambeau de l’amour renversé, orné d’une couronne de lauriers, suggère l’échec du projet de mariage entre Ariane et Thésée. Dans ces trois encadrements, on constate donc que la référence à l’Antiquité passe par des formes tout à fait conventionnelles à l’époque.

En revanche, il n’en est pas de même pour l’illustration de la tragédie d’Œdipe (fig. 17). Celle-ci représente Iphicrate, vieillard de la cité de Corinthe, et Phorbas, vieillard de la ville de Thèbes, prenant conscience du fait qu’Œdipe – à gauche – est le fils du roi Laïus, qu’il a assassiné, et de la reine Jocaste, qu’il a épousée [28]. Si le cadre évoque certes lui aussi, comme les précédents, un décor architectural, composé d’un fronton orné d’une sphinge – motif emblématique du mythe œdipien – et d’une console en dentelures, il présente toutefois dans sa structure un motif antiquisant inventé par le dessinateur – une plate-bande ornée de dards pointés vers le bas – et non inspiré des bordures de tableaux de l’époque.

Le caractère fantaisiste de l’ornement est plus sensible encore dans l’illustration d’Andromède (fig. 18), tragédie représentée en 1650 « avec les machines sur le théâtre royal du Bourbon » [29]. On y voit Persée délivrant la princesse Andromède des griffes du monstre envoyé par Neptune au royaume de Céphée, gouverné par la reine Cassiope – apparaissant en arrière-plan – pour punir celle-ci, qui avait osé préférer la beauté de sa fille à celle des néréides [30]. Ici, l’encadrement finit par disparaître presque complètement sous les ornements allégoriques. Ceux-ci représentent l’ensemble des dieux romains qui interviennent dans la pièce, au cours de diverses péripéties : au centre de la traverse supérieure brille l’étoile de Jupiter, entourée des quatre vents d’Éole, putti ailés soufflant une brise depuis leurs nuages. Sur le montant gauche figurent le trident de Neptune, accompagné de divers éléments associés au milieu marin (roseaux, corail). Sur le montant droit apparaissent les plumes de paon propres à Junon ainsi que, en-dessous, les roses de Vénus. La traverse inférieure est quant à elle ornée de la tête de la Méduse, dont la vue change en pierre quiconque la regarde et dont Persée se sert pour venir à bout de son rival Phinée, qui l’attaque avec sa troupe. Ici, les ornements ne viennent plus compléter la structure décorative de l’encadrement mais la constituent toute entière, et en tant qu’objets suspendus en l’air, ils défient les lois de la gravité.

Les pièces dont l’intrigue se déroule au Moyen-Age se caractérisent en revanche par d’autres types d’ornements. Pour la tragédie Pertharite, roi des Lombards (fig. 19), inspirée de la figure du roi Perthari, qui régna au VIIe siècle, Gravelot recourt à des motifs d’entrelacs typiques de certaines bordures de tableaux la fin du XVIIIe siècle, mais évoquant ici un décor médiéval (fig. 20 ). Sur l’illustration centrale, Pertharite – que l’on croyait mort au combat –, encerclé de soldats, fait face à Grimoald, qui en son absence a conquis son royaume et cherche à épouser la reine Rodelinde [31]. Au centre de la traverse supérieure du cadre, la couronne renversée et le sceptre entouré de chaînes évoquent l’usurpation du pouvoir monarchique par Grimoald, puis sa reconquête par Pertharite, tandis que le flambeau fumant et les deux cœurs, faisant écho aux deux couronnes de la traverse inférieure, suggèrent l’amour conjugal sans faille de Pertharite et de Rodelinde malgré les péripéties politiques qu’évoque le drame.

Le motif de l’entrelacs est décliné sous une forme légèrement différente pour l’illustration de la tragédie Attila, roi des Huns (fig. 21), dont l’action se déroule au Ve siècle dans le royaume celtique de Norique : on y voit le souverain dans son camp militaire, entouré de ses soldats et se tenant face à ses deux rivaux Ardaric et Valamir [32]. Ici, l’encadrement consiste en une bordure composée d’un tore orné de filets entrelacés et d’une plate-bande plus large avec de minces cannelures. Le cartel, dont les extrémités forment des haches, est fixé à la bordure par des patères – des motifs qui se retrouvent aussi aux angles supérieurs – auxquelles pendent des chaînes. Cet encadrement, relativement sobre, est agrémenté de toutes sortes d’attributs guerriers : épées, haches, carquois de flèches, lances, cor de chasse, bouclier, couronnes – celle d’Attila au centre et celles d’Ardaric et de Valamir de part et d’autre – et flambeaux fumants, dont les flammes viennent lécher la bordure de l’image. Tous ces éléments ornementaux évoquent la question problématique du mariage d’Attila avec l’une des princesses, Honorie et Ildione, entre lesquelles il hésite. Ils renvoient en outre, par un procédé métonymique, au camp d’Attila, représenté sur l’image centrale. Teinté d’un exotisme aventureux, ces ornements donnent ainsi à voir la représentation que l’on se faisait au XVIIIe siècle de cette période de l’Histoire et de ce personnage haut en couleur.

Les comédies de Corneille, dont l’action, pour la plupart d’entre elles, se déroule dans le Paris du XVIIe siècle et repose sur une intrigue amoureuse, font quant à elles l’objet d’encadrements qui jouent sur les effets de profondeur, de plan et de matériau, évoquant non plus des bordures de tableaux mais plutôt des éléments de décors d’intérieur du XVIIIe siècle. L’illustration de La Place royale (fig. 22) est sertie d’un ensemble de plates-bandes ornées d’arabesques, de hachures et d’une alternance de zigzags et de pois, séparées entre elles par de fins listels, un ensemble qui ne présente que peu de profondeur et évoque un ouvrage alliant marqueterie et décor peint. Sur le panneau supérieur, les ornements allégoriques, une chouette, un oiseau aveuglé par un drapé et un flambeau fumant, suggèrent la révélation que fait Doraste à Angélique de la trahison d’Alidor, qu’elle croyait pourtant aimer d’un amour réciproque : sur l’illustration centrale, Doraste, à gauche, enjoint Angélique, au centre, de lire attentivement la promesse de mariage qu’Alidor – dont elle est amoureuse – lui avait remise pour la persuader de le suivre. Mais Alidor a en réalité fait signer la lettre  par son ami Cléandre, preuve qu’il s’est à nouveau joué d’elle [33]. Contrairement aux illustrations que nous avons examinées précédemment, les ornements allégoriques ne sont plus apposés sur l’encadrement, mais véritablement intégrés à celui-ci, rappelant les motifs peints imitant un bas-relief des « Compartimen[t]s à l’usage des plafonds » de Neufforge [34] (fig. 23 ). Quant au cartel, il suggère un ouvrage de broderie, orné de fleurons et de pompons, qui serait cousu sur la composition – on distingue effectivement les coutures le long des bords.

 

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[26] T. Corneille, Ariane, « Puisque tout m’abandonne, il est pour mon secours/Une plus sûre voie, & des moyens plus courts » (Acte V, scène 6 de la présente édition).
[27] J. F. de Neufforge, « Differents Compartimens à l’usage des Ciseleurs et Orfevres ou autres », dans Recueil élémentaire d’architecture..., Op. cit., t. V, 58ème cahier « Modèles de Compartimens des Tableaux, Pendules, &c. Propre au Sculpteurs, Ciseleurs, et Orfevres », p. 346, pl. 4 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[28] Corneille, Œdipe, « C’est lui-même. / Lui-même ! » (Acte V, scène 5 de la présente édition).
[29] Corneille, Théatre de P. Corneille, avec des commentaires, et autres morceaux intéressans. Nouvelle édition, augmentée, Op. cit., n.p. On peut lire cette indication sur le faux-titre de la pièce Andromède.
[30] Corneille, Andromède, « Courage, enfant des dieux, elle est votre conquète » (Acte III, scène 3 de la présente édition).
[31] Corneille, Pertharite, roi des Lombards, « Tu me revois, tyran qui méconnais les rois » (Acte V, scène 5 de la présente édition).
[32] Corneille, Attila, roi des Huns, « Vous ? devant Attila, vous n’êtes que deux hommes » (Acte V, scène 3 de la présente édition).
[33] Corneille, La Place royale, « Li, mais ne rougi point ; & me soutiens encor/Que tu ne fuis ces lieux que pour suivre Alidor » (Acte IV, scène 7 de la présente édition).
[34] J. F. de Neufforge, « Compartimens à l’usage des plafonds », dans Recueil élémentaire d'architecture..., Op. cit., t. V, 51ème cahier « Modèles pour divers Compartimens à l’usage des Plafonds, Voutes et Parquets. », p. 302, pl. 2 (en ligne. Consulté le 121 juillet 2023).