Les estampes de Gravelot et leurs encadrements
dans l’édition de 1774 du Théâtre de P. Corneille :
entre illustration et représentation allégorique de
l’œuvre théâtrale

- Hélène Iehl
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Fig. 24. Gravelot et N. Le Mire,
« Avec mon pistolet... », 1774

Fig. 25. J. B. Fay, planche
d’encadrement, v. 1784-1792

Fig. 26. Gravelot et J. J. Flipart,
« C’est trop... », 1774

Fig. 27. Gravelot et N. Le Mire,
« Ton impudence... », 1774

Fig. 28. Fr. H. Drouais, Le portrait
de Monsieur, en pied
, 1773

L’encadrement de la comédie Le Menteur (fig. 24) associe quant à lui plusieurs types d’art et d’artisanat : architecture, sculpture, peinture d’ornements et broderie. L’illustration est insérée dans un encadrement architectural composé d’un fronton et d’une console. Sur le fronton architectural figurent un pistolet tirant une balle, une épée, une montre, une cape et un masque, des ornements faisant référence au récit rocambolesque et inventé de toutes pièces que Dorante, au centre de l’illustration, fait à son père Géronte, qui se tient à droite : suite à plusieurs péripéties, il se serait secrètement marié en province. Ce mensonge doit lui éviter d’épouser Clarisse, comme le prévoit son père [35]. La console tient lieu de cartel et sert de socle, à gauche, à la corbeille de fleurs, à l’assiette remplie de nourriture et à la coupe, et, à droite, à la cruche et aux verres. Ces éléments sculpturaux évoquant les restes d’un banquet – vraisemblablement celui d’un mariage – retiennent un drapé blanc, sous lequel est également suspendue une dentelle noire. Enfin, les rinceaux de feuilles et les ornements floraux qui descendent le long des montants font penser à des ornements peints.

A travers les encadrements des illustrations de ces pièces, Gravelot procède à une contextualisation picturale des œuvres théâtrales en développant son propre langage ornemental à partir de motifs préexistants. Il explore toutes les possibilités et variantes qu’offre le dessin d’encadrement et s’affranchit de toute logique et réalité matérielle, comme on l’observe dans les recueils d’ornements de son époque, – par exemple les encadrements de Jean-Baptiste Fay [36] (fig. 25).

 

Un code iconologique propre

 

Ces encadrements historiés aident le lecteur-spectateur à mieux se représenter chaque pièce à travers des éléments stylistiques – la structure des encadrements – et des ornements allégoriques – attributs, symboles – qui évoquent le caractère antique, mythologique, médiéval ou encore galant de ces œuvres théâtrales ; et ils stimulent ainsi son imagination. Gravelot recourt à un répertoire de signes, intelligibles par le public de son époque, qu’il décline, agence et combine en une syntaxe formulant un discours sur l’illustration elle-même. Autrement dit, il emploie ces signes picturaux comme les signifiants d’un métalangage pictural qui permet de « lire » l’illustration. Pour reprendre le raisonnement de Roland Barthes dans « La Rhétorique de l’image », le « message littéral » de l’illustration, laquelle représente un moment précis de l’œuvre théâtrale – celui de la citation qui l’accompagne, c’est-à-dire le « message linguistique » –, est complété par le « message symbolique » du cadre historié [37]. Ainsi, les ornements allégoriques des encadrements historiés ne constituent pas seulement un ensemble iconographique, autrement dit un simple « catalogue d’images décrites et classées » [38], ils forment un véritable code iconologique, un système de signes picturaux qui, selon la manière dont ils sont associés et combinés, produisent un sens spécifique.

Prenons l’exemple de l’illustration d’Horace (fig. 26). Au sein d’une bordure à motifs antiquisants – alternance de canaux avec fleurons et de dards –, on voit le guerrier romain dégainant son épée pour assassiner sa sœur Camille après avoir tué Curiace et ses deux frères, dont le soldat romain Procule, en arrière-plan, tient les trois épées à la main [39]. Le fronton donne à voir les attributs d’Horace : un bouclier, une épée avec un manche en forme d’aigle, un casque sur lequel se tient un petit aigle, attribut de Jupiter, symbole de force et de puissance. Sur le montant de gauche, deux épées avec le même manche en forme d’aigle que celle du fronton sont apposées sur une guirlande de lauriers. La reprise de cet attribut associé au symbole de la victoire permet de comprendre qu’il s’agit des épées des deux frères d’Horace, morts au combat mais appartenant au camp victorieux. Aux lauriers s’oppose, à droite, une guirlande de cyprès, arbre symbole de la mort. Trois épées y sont accrochées : ce sont celles que Procule tient dans sa main sur l’illustration et qui appartenaient à Curiace et à ses frères, assassinés par Horace. En bas du cartel pend un drapé qui évoque dans le contexte de la scène un linceul prêt à accueillir le corps de Camille après qu’Horace l’aura tuée et envoyée « dedans les enfers », comme le formule expressément la légende de l’illustration. Ici, sans avoir besoin de connaître les détails de l’intrigue de la pièce, le cadre historié permet facilement au spectateur de « lire » le mythe historique des Horaces et des Curiaces à travers un ensemble d’attributs métonymiques et de motifs symboliques qui, en interagissant, forment une syntaxe allégorique.

Selon les différentes estampes, le « message symbolique » [40] émis par le cadre historié, toujours au sens où l’entend Roland Barthes, est plus ou moins dense et riche de sens en fonction des procédés allégoriques employés par Gravelot. Commençons par l’exemple de l’illustration du Cid (fig. 27) : dans la cour d’un palais se tiennent deux gentilshommes, Don Diègue à gauche et Don Gomès à droite. Le plus jeune donne un soufflet à son aîné en s’exclamant, comme l’indique la citation : « Ton impudence, / Téméraire vieillard, aura sa récompense » [41]. La scène représente donc leur célèbre querelle d’honneur, qui provoque le duel entre Rodrigue et Don Gomès. La gravure est sertie dans un cadre légèrement plus large au niveau des montants supérieurs, composé d’une large plate-bande insérée entre deux chapelets de perles, avec un cartel à bords arrondis – un type de bordure sobre et élégant de style Louis XVI, qui se retrouve par exemple dans le portrait en pied de Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence et frère de Louis XVI, peint par François Hubert Drouais en 1773 (fig. 28). Le fronton du cadre se compose d’un gant, d’un chapeau à plumes et d’une épée sur laquelle est enfilée une couronne de lauriers, ainsi qu’à gauche d’une couronne de fleurs. Ces attributs du gentilhomme – les mêmes que ceux des personnages de l’illustration –, associés au symbole de la victoire, évoquent ici le vainqueur du duel. Les ornements végétaux du fronton se retrouvent sur la traverse inférieure, où figurent une branche de laurier et un feston de fleurs. De part et d’autre de l’illustration centrale, différents types d’armes – sabres, flèches, hache, massue – sont suspendus aux montants, suggérant deux camps opposés et ennemis. La lecture du texte théâtral permet de comprendre qu’il s’agit en fait des attributs de Rodrigue, le Cid, qui est absent de l’image elle-même : les éléments du fronton évoquent sa victoire lors du duel par lequel il venge son père, Don Diègue [42], tandis que les armes suspendues aux montants font référence à sa bataille victorieuse contre les Maures [43]. Dans le cas du Cid, le cadre historié fait par conséquent écho à l’illustration centrale en s’emparant de la thématique du duel, et il la complète, la prolonge, en suggérant fortement, à l’arrière-plan de cette image, la présence de la figure du Cid à travers un procédé métonymique et symbolique. En revanche, le cadre ne donne pas de véritable information sur le déroulement de l’intrigue et occulte toute la problématique de l’amour impossible entre Chimène et Rodrigue, si ce n’est que les fleurs présentes sur la traverse inférieure suggèrent un épisode courtois. Il se contente de donner le ton de la pièce en en proposant une lecture axée sur le thème de l’honneur et de l’héroïsme.

 

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[35] Corneille, Le Menteur, « Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse, / Fait marcher le déclin, le feu prend, le coup part » (Acte II, scène 5 de la présente édition). Dorante cherche à éviter d’épouser Clarisse, comme le lui propose son père, et dont il est en réalité amoureux, mais qu’il croit être Lucrèce.
[36] J.-B. Fay, [Encadrements], Paris, Louis-Joseph Mondhare/Pierre Jean, s.d. [vers 1784-1792] (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023). Comme l’a montré Christian Michel, ce type de recueil d’ornements s’adresse autant aux artisans qu’aux amateurs (« Utilité ou délectation ? Le "recueil d’ornements" au XVIIIe siècle », dans Ornements. XVe-XIXe siècles. Chefs-d’œuvre de la Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, Paris, Mare & Martin, 2014, pp. 208-215).
[37] R. Barthes, « Rhétorique de l’image », art. cit. Ces trois termes sont cités p. 30 puis respectivement analysés pp. 30-33, pp. 33-37 et pp. 37-42. On ne tiendra pas compte ici du fait que le message de l’illustration n’est pas, à proprement parler, tout à fait littéral, puisque le dessin, même dénoté, est en lui-même, comme le souligne Roland Barthes, déjà un message codé : voir pp. 34-35.
[38] Nous reprenons ici une expression employée par Aurélia Gaillard dans son article : « L’Iconologie de Ripa traduite par Baudouin : la logique des images au temps de Le Sueur », dans Littérature et Peinture au temps de Le Sueur, Grenoble, Musée de Grenoble/Diffusion ELLUG, 2003, pp. 17-24, voir p. 19.
[39] Corneille, Horace, « C’est trop, ma passion à la raison fait place./Va dedans les enfers plaindre ton Curiace » (Acte IV, scène 5 de la présente édition).
[40] R. Barthes, « Rhétorique de l’image », art. cit., pp. 37-42.
[41] Acte I, scène 4.
[42] Acte II, scène 2.
[43] Acte IV, scène 1.