Les estampes de Gravelot et leurs encadrements
dans l’édition de 1774 du Théâtre de P. Corneille :
entre illustration et représentation allégorique de
l’œuvre théâtrale

- Hélène Iehl
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Fig. 8. P. Corneille, Médée, 1764

Fig. 9. Gravelot et J. J. Flipart, « Epargne
cher époux... », 1764

Fig. 10. R. de Lalonde et A. Foin, planche avec
des bordures de tableaux, v. 1780

Fig. 12. Gravelot et L.-S. Lempereur,
« Soyons amis, Cinna » 1774

Fig. 13. Gravelot et N. Le Mire,
« O vous... », 1774

Tandis que dans l’ouvrage que nous commentons ici, à cause de l’encadrement, le lien de continuité qui associe les différentes illustrations s’estompe ; le rapport entre les estampes et le texte s’intensifie au contraire, et ce à travers deux aspects. Premièrement, l’encadrement des pages de texte fait écho à celui des pages d’illustration. Il consiste en deux lignes torsadées, une liane végétale et une ligne double composée d’un trait épais et d’un trait fin. Il confère ainsi une nouvelle structure à la page – c’est-à-dire que le texte n’y est plus livré à lui-même au milieu du blanc de la page, comme dans l’édition de 1764 (fig. 8) –, mais ce sans la surcharger ou la saturer : loin d’être lourd et compact, cet encadrement se caractérise par une légèreté et une sobriété qui résultent de la finesse des deux lignes entrelacées et des espaces qui subsistent entre elles. Au moment de la parution de cette édition, c’est d’ailleurs l’encadrement du texte qui est vanté à des fins publicitaires dans l’annonce qui paraît dans la Gazette de littérature, des sciences et des arts, puis au Mercure de France, et non celui des illustrations. L’annonce indique en effet : « belle Edition encadrée, avec des figures à chaque piece au nombre de 36 [sic] » [18]. Ce double encadrement – et du texte, et de l’image – accroît ainsi l’harmonie de la mise en page en créant une correspondance graphique entre les deux types de page.

Deuxièmement, l’interaction entre les textes des œuvres théâtrales et les illustrations est renforcée par le montage rythmique du livre [19]. Dans l’édition de 1764, les pages d’illustration sont placées en regard de celles des faux-titres qui introduisent chaque pièce (fig. 9). Viennent ensuite le commentaire de Voltaire, puis la préface de Corneille à sa propre œuvre et enfin le texte de la pièce de théâtre elle-même. Le schéma se répète pour chaque pièce. Chaque illustration est donc séparée du texte qu’elle représente par un grand nombre de pages. A l’inverse, dans l’édition de 1774, les illustrations sont placées en face de la première page de texte de chaque pièce, ce qui leur confère un effet visuel plus fort : juste avant de commencer à lire la pièce, le lecteur est confronté à l’illustration d’une scène décisive de l’intrigue et à son encadrement historié qui, à travers différents procédés allégoriques et stylistiques, suggère déjà le thème et l’atmosphère d’ensemble de la pièce (fig. 3 ). Les illustrations encadrées suggèrent ainsi, dans l’imaginaire du lecteur, le lever de rideau au début de la représentation, et elles le transportent de cette façon directement dans l’univers de l’œuvre théâtrale. Cet effet créé par le montage rythmique est en outre renforcé par la mise en scène iconographique à laquelle procède Gravelot.

 

Le style ornemental des encadrements historiés

 

Gravelot procède à une mise en scène iconographique de la pièce à travers les motifs ornementaux de l’encadrement lui-même. La plupart des illustrations sont ornées d’un encadrement de profil dit « simple » ; « c’est-à-dire, qui n’[a] qu’une espece de moulure, & dont la saillie n’excéde pas le nud des champs », soit la surface lisse et unie qu’on laisse entre deux moulures, selon la définition figurant dans le manuel d’époque, L’Art du menuisier (1769) [20]. Les ornements allégoriques – attributs, symboles – sont apposés sur les montants et les traverses. Ce type de structure est caractéristique des pratiques d’encadrement de la fin du XVIIIe siècle, plus précisément de l’esthétique Louis XVI, comme on peut le voir dans les « Bordures et cadres carrés et ronds » de Richard de Lalonde [21] (fig. 10) ou encore dans le Recueil élémentaire d’architecture de Jean François de Neufforge [22] (fig. 11 ). Gravelot reprend cette structure de base à partir de laquelle il compose, pour chaque illustration, un encadrement ornemental propre, en fonction de l’époque et du lieu où se déroule l’œuvre théâtrale, afin d’en suggérer l’atmosphère et de stimuler ainsi l’imagination du lecteur-spectateur [23]. Le dessinateur recourt ainsi à un large panel de moulures et de motifs ornementaux, comprenant des formes typiques du style Louis XVI, plus ou moins à l’antique, mais aussi à des variations ornementales fantaisistes qui témoignent encore de l’influence de l’esprit rocaille des décennies précédentes. Donnons ici un aperçu, non exhaustif, des différents types d’encadrements afin de mettre en lumière leur originalité.

Pour les pièces inspirées de mythes ou d’épisodes historiques de l’Antiquité grecque et romaine, le dessinateur conçoit des encadrements ornés de motifs antiquisants – feuilles d’acanthe, méandres, cannelures, palmettes, etc. – que l’on retrouve dans certaines bordures de tableaux à l’antique, comme c’est le cas pour les illustrations des tragédies Cinna, ou la clémence d’Auguste, Pompée et Ariane. L’illustration de Cinna (fig. 12), dont l’action se déroule à Rome sous le règne d’Auguste, représente l’empereur, au centre, accordant son pardon à Cinna – à l’origine d’un complot contre lui – qui s’incline devant lui, à gauche [24]. L’encadrement se compose d’une large plate-bande légèrement concave, ornée de rinceaux de feuilles. Au niveau des montants, légèrement plus larges, un feston de lauriers et de fruits autour duquel s’enroule un ruban est suspendu de part et d’autre de l’image par deux patères – que l’on retrouve également sur le cartel de la traverse inférieure – et vient s’enrouler au niveau du fronton autour d’un sceptre – attribut de l’empereur – et d’une hache entourée d’un faisceau – symbole de son pouvoir. Cette composition ornementale fait écho à différents motifs de l’illustration : d’une part au motif de la frise, où une branche de palmier et un rameau d’olivier sont glissés dans une couronne de lauriers ; d’autre part au feston qui passe derrière le cou de l’aigle au-dessus de l’entrée en arrière-plan.

Dans l’illustration de Pompée (fig. 13), tragédie s’inspirant de la mort du général éponyme, son épouse Cornélie reçoit, de la part de l’affranchi Philippe, l’urne funéraire contenant les cendres de son défunt mari. La bordure est ornée d’une plate-bande à larges cannelures et d’un tore avec des rais-de-cœur, motif typique du style Louis XVI, comme en atteste par exemple ce cadre d’époque, à la différence que les rais-de-cœur se trouvent ici sur la moulure intérieure (fig. 14 ). Tout autour sont agencés les attributs du général, notamment, sur le fronton, la même urne funéraire que celle que tient la veuve sur l’illustration centrale [25].

 

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[18] L’annonce mentionne par ailleurs que les 36 illustrations – en réalité 35 : 34 pour les pièces plus le frontispice – seront « fournies gratis vers le mois d’Août » de la même année. Elle paraît dans la Gazette de littérature, des sciences et des arts, n° 36, 14 mai 1774, rubrique « Nouveautés, &c. », p. 8 ( en ligne sur Gallica. Consulté le 12 juillet 2023), et au Mercure de France, juin 1774, p. 129 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023). Ici, « M. de la Harpe » est mentionné comme l’auteur de l’annonce.
[19] Nous faisons ici moins référence à la fréquence d’apparition des images qu’au rapport de proximité ou d’éloignement.
[20] A. J. Roubo, L’Art du menuisier, Paris, Saillant/Desaint, « Descriptions des arts et métiers, faites ou approuvées par MM. de l’Académie royale des sciences », 1769, t. I [première partie], p. 44 et pl. 7, fig. 1-12 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[21] R. de Lalonde, Œuvres diverses de Lalonde, décorateur et dessinateur, contenant un grand nombre de dessins pour la décoration intérieure des appartements à l'usage de la peinture et de la sculpture en ornement des meubles du plus nouveau genre, etc., Paris, Chereau, s.d. [vers 1780], Cahier B « Bordures et cadres carrés et ronds ». A ce sujet, voir : D. Guilmard, Les Maîtres ornemanistes, dessinateurs, peintres, architectes, sculpteurs et graveurs, Ecoles Française, Italienne, Allemande et des Pays-Bas (Flamande & Hollandaise), Paris, E. Plon, 1880.
[22] J. F. de Neufforge, Recueil élémentaire d’architecture qui presente des cheminées, plafonds, bordures, commodes, tables, poëles, balustres, guéridons, piédouches, guaines et vases…, Paris, Jean François de Neufforge, 1763, t. V, 58ème cahier « Modèles de Compartimens des Tableaux, Pendules, &c. Propre au Sculpteurs, Ciseleurs, et Orfevres. », pp. 343-347, pl. 1-5 (en ligne. Consulté le 12 juillet 2023).
[23] Le terme de spectateur est ici entendu au sens d’observateur de l’illustration ainsi que de spectateur mental de la pièce.
[24] Corneille, Cinna, ou la clémence d’Auguste, « Soyons amis, Cinna » (Acte V, scène 3 de la présente édition). Sur l’illustration figurent également, derrière Cinna, Maxime, ami de Cinna et son complice ; Emilie, à droite, de trois-quarts dos, dont Cinna est amoureux et qui lui a demandé de tuer Auguste, l’assassin de son père ; Fulvie, derrière Emilie, sa confidente ; Livie, derrière Auguste, l’impératrice.
[25] Corneille, Pompée, « O vous, à ma douleur objet terrible et tendre, (…)/Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié » (Acte V, scène 1 de la présente édition).