Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants

- Paul Edwards
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Fig. 16. Anonyme, « Eskimos in their Strange Skin
Boats
», 1902

Fig. 17. Anonyme, « They were not very Clean », 1902

Le journal intime de Josephine est resté privé, et les réels enjeux, tant personnels que politiques ou éthiques, n’apparaissent dans ses écrits que lorsqu’on étudie le contexte historique. Ses livres pour enfants, qui ne contiennent aucun mensonge direct, ne s’en trouvent que plus poignants. On découvre alors à quel point ils sont autobiographiques, c’est-à-dire qu’ils ne concernent pas tant les faits et gestes de sa fille, que la mère, et la bulle protectrice qu’elle s’est construite. Bulle protectrice gonflée de paroles, d’un discours qui souligne constamment la différence entre les mœurs américaines et inuites, et qui conduit Marie à reconnaître que sa vraie maison est aux Etats-Unis – ce qu’elle affirmera [71] –, bien qu’elle soit née et élevée au Groenland.

La composante photographique est en harmonie avec cette bulle d’isolement. Il y a plus de photos de Marie et de sa mère que de Groenlandais. Au lieu de suivre les événements pas à pas, les illustrations ne sont que décoratives, rappelant le cadre, le décor, et paraissent le plus souvent sans légende, et sous forme de vignette. C’est un album de famille et un album de voyage – de « cartes postales » dirions-nous aujourd’hui –, et aucunement un travail ethnographique [72], car rien n’est fait pour nous permettre de comprendre l’organisation sociale des Inuits, leur point de vue, ou leur évolution sur dix ans. Les illustrations sont une suite de détails exotiques qui ont été collectionnés, comme des fleurs pressées. Tout ce qui est à l’extérieur de la bulle est esthétisé. Pour emprunter les mots clés d’Elizabeth Edwards, les photographies ici (encadrées par son texte) ne sont pas tant « réalistes » ou « documentaires » que « romantiques » [73], car elles suggèrent que le mode de vie des Inuits est condamné à disparaître, car technologiquement arriéré. Ce ne serait qu’une répétition de la manière « romantique » dont furent représentés les Indiens d’Amérique aux années 1890, une fois qu’ils ne furent plus pensés comme une menace militaire mais comme une « race » en voie de disparition [74]. Les légendes renforcent cette vision, car elles généralisent (fig. 16 et 17). On lit, par exemple, « Eskimos in their Strange Skin Boats » [75] (« Esquimaux dans leurs Etranges Bateaux de Peaux »). Les Inuits qui figurent sur les photos ne sont presque jamais nommés, alors que les Peary les connaissaient tous par leur nom. Dans la lignée des études post-coloniales, on peut dire que leur histoire est l’histoire secrète des photos. John Edward Weems et Kenn Harper ont pu établir des témoignages biographiques pour certains d’entre eux grâce à leurs recherches au Groenland, mais j’ai voulu, pour ma part, clarifier les enjeux personnels derrière l’écriture de Josephine Peary, afin de dégager le portrait d’un auteur unique dans l’histoire de la photolittérature.

 

ANNEXE. Attribution des photos

 

Le lieutenant Peary est qualifié de « novice » en 1893 par le Wilson’s Photographic Magazine, qui loue ses photos prises au Kodak lors de ses expéditions arctiques [76]. Lui-même qualifie en effet un de ses appareils, utilisé en septembre 1894, de « folding kodak » [77]. Mais ce n’est pas un simple amateur, muni d’un appareil populaire à bas coût. A cause des conditions extrêmes, il s’était fait fabriquer un appareil spécial par Eastman [78]. Robert Peary est enfin crédité comme photographe sur la page de titre de son livre Snowland Folk (1904) [79]. On retrouve certaines des photos publiées initialement dans Northward (1898) reproduites plus tard dans les ouvrages de sa femme.

Dans My Arctic Journal (1893), Josephine Peary cite les paroles de son mari à l’arrivée des chasseurs : « Get me my kodak » (« va me chercher mon Kodak »), et elle qualifie l’appareil de « the ever-present camera » [80] (« l’appareil photo omniprésent »). On peut néanmoins supposer que les appareils photo circulaient de main en main, ou que chacun avait le sien. Louis Bement et Clarence Wyckoff ont chacun emporté plusieurs appareils lors de la « 1901 Peary Relief Expedition », et les éditeurs Gillis et Ayer comptent jusqu’à six hommes prenant des photos en même temps [81].

Des photos reproduites dans Children of the Arctic montrent Marie sur le bateau qui l’emmène voir son père (la première d’entre elles légendée « At last We are on Our Way to see Father » [82]), et dans plusieurs chapitres on voit Marie avant de le rejoindre. Si les légendes sont factuelles, ces photos ne peuvent être attribuées à Robert, et la question de l’attribution des photos se pose pour l’ensemble des livres de Josephine. On trouve effectivement quelques mentions de Josephine photographe dans My Arctic Journal. Une première fois lorsqu’elle était partie trois jours chasser avec son mari, Matt et Ikwa : « Most of my time was devoted to taking photographs of the glaciers in the vicinity, and keeping camp [83] » (« J’ai passé la plupart de mon temps à prendre des photos des glaciers qui se trouvaient dans les alentours, et à veiller sur le camp de base »). Une deuxième fois lors d’une autre partie de chasse avec son mari, Astrup, Gibson, Matt et Ikwa : « […] I had kodaked him sitting on his seal chair at a hole […] [84] » (« […] je l’avais kodaqué assis sur sa chaise devant un trou dans la glace, attendant le phoque […] »). Une troisième fois le 18 février 1892, lorsque Robert Peary, Dr. Cook et Astrup s’amusent à faire du ski pour le plaisir [85], ce qui est confirmé par son mari [86]. Une quatrième fois, semble-t-il, les 6 et 7 juillet 1892, lorsque des photos ethnologiques sont prises en l’absence de son mari mais en compagnie du Dr. Cook, qui fait poser les Inuits [87]. Josephine utilise la première personne du pluriel lorsqu’elle parle de prendre des photos : « It was nine o’clock before we were through with exploring, photographing, and making observations […] [88] » (« Il était vingt et une heures avant d’avoir fini d’explorer, de photographier et de relever nos observations […] »). Robert Peary parle également à la première personne du pluriel pour décrire son activité photographique [89]. Dans Children of the Arctic, Josephine Peary reproduit une lettre de sa fille dans laquelle elle mentionne le fait que Marie prit une photo : « AH-NI-GHI’-TO pleased them by taking their picture as they stood there hand in hand [90] » (« Ahnighito leur a fait plaisir en prenant leur photo alors qu’ils se tenaient là debout, main dans la main »). Cette photo est reproduite à la page 29 de Children of the Arctic, et elle fut donc prise vers le 10 août 1900, alors que Marie n’avait pas sept ans. On peut donc attribuer les photos reproduites dans les trois livres de Josephine Peary à la famille Peary, sans exclure toutefois la possibilité que certaines soient le fait des autres explorateurs, acquises par les Peary par don ou par échange.

 

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[71] La toute dernière phrase de The Snow Baby, par exemple.
[72] A comparer, par exemple, avec la méthodologie photographique (très simple) détaillée par J. Collier, Visual Anthropology : Photography as a Research Method, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1967, pp. 28-29.
[73] Anthropology and Photography 1860-1920, sous la direction d’E. Edwards, New Haven et Londres, Yale University Press, 1992, « Introduction », p. 10.
[74] Voir à ce sujet B. W. Dippie, « Representing the Other: The North American Indian », dans Ibid., pp. 132-136.
[75] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 17.
[76] Wilson’s Photographic Magazine, vol. 30, no434 (févr. 1893) p. 96.
[77] R. Peary, Northward, t. 2, Op. cit., p. 396.
[78] « My photographic outfit consisted of [two] Eastman No. 4 kodaks and films, made expressly for me by the Eastman Company […] and two rolls of films, one hundred negatives each » (R. Peary, Northward, t. 1, Op. cit., pp. 52 et 280). – « Mon matériel photographique comprenait [deux] appareils Eastman Kodak no 4 et les pellicules, fabriqués exprès pour moi par la Eastman Company […] et deux rouleaux de cent négatifs chacun ».
[79] R. Peary [et M. Peary], Snowland Folk, Op. cit.
[80] J. Peary, My Arctic Journal, Op. cit., p. 39.
[81] Pour une description de l’équipement photographique utilisé, voir Boreal Ties, Op. cit., pp. 12-16 et 42.
[82] Voir J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., pp. 15-22.
[83] J. Peary, My Arctic Journal, Op. cit., p. 55.
[84] Ibid., p. 67.
[85] Ibid., p. 115.
[86] Robert Peary indique que c’est sa femme qui le prend en photo en train de faire du ski vers le 18 février 1892 (Northward, t. 1, Op. cit., p. 216).
[87] J. Peary, My Arctic Journal, Op. cit., pp. 164-165.
[88] Ibid., pp. 144, 134 et à nouveau p. 206.
[89] R. Peary, Northward, t. 1, Op. cit., p. 54.
[90] J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., p. 30.