Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants

- Paul Edwards
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Fig. 4. Anonyme, « Wrapped in the
Stars and Stripes
», 1902

Fig. 5. Anonyme, « A Little Snow White
Baby Girl with Big Blue Eyes
», 1902

Fig. 6. Anonyme, « Ah-ni-ghi'-to and her
Mother
», 1902

L’écriture comme transformation du monde

 

L’écriture, et la relation mère-fille, permettent à Josephine Peary de récrire sa vie à la troisième personne, et de jouer ainsi un rôle actif, plutôt que de subir passivement les infidélités de son mari, ou les éclats de la critique dirigée contre l’attitude colonialiste de ce dernier. Un passage en particulier paraît révélateur de l’importance pour Josephine Peary de narrer des histoires :

 

[…] one day while AH-NI-GHI’-TO’s mother was reading to her in the cabin there came a gust of wind wilder than any before. It was followed by a great crash on deck, a shower of broken glass from the cabin skylight and the shouting of the Captain to his men and the running of the sailors obeying his orders. AH-NI-GHI’-TO’s mother was frightened, but hardly had the glass stopped falling when AH-NI-GHI’-TO cried, « Go on with the story, mother » [28].
[…] un jour que la mère d’Ahnighito lui lisait une histoire dans la cabine, vint un coup de vent plus sauvage que nul autre. Il fut suivi d’un grand bruit sur le pont, d’une pluie de verre cassé de la vitre au plafond, puis des cris du Capitaine à ses hommes et des pas rapides des marins qui couraient en suivant ses ordres. La mère d’Ahnighito avait peur, mais à peine le verre s’était-il arrêté de tomber, qu’Ahnighito cria : « Maman, continue l’histoire ».

 

Josephine Peary s’était chargée de l’éducation de sa fille [29], et dans son deuxième livre pour enfants, Children of the Arctic, elle intègre les lettres écrites par Marie à sa famille, et termine même l’ouvrage en reproduisant sans commentaire une longue lettre de Marie, âgée d’à peine neuf ans, à sa grand-mère (« Grossy »). Ainsi, elle prépare sa fille à devenir écrivain. Après ses collaborations avec sa mère et son père [30], et après avoir traduit The Snow Baby en français [31], Marie sera l’auteur de plusieurs ouvrages : des livres pour enfants [32], une autobiographie [33], puis une biographie de son père [34]. Comme je l’ai déjà dit, l’écriture de Marie est la plus aboutie d’un point de vue littéraire : la prose est plus fluide, et les effets sont mieux aménagés.

Ainsi, l’encouragement donné à sa fille à envoyer de longues lettres et la bonne tenue de son écriture enfantine permirent à Joséphine Peary de montrer qu’elle n’était pas une mauvaise mère, alors qu’on lui avait reproché de partir à l’aventure enceinte. Rappelons que Josephine Peary s’opposa aussi aux convenances danoises qui voulaient qu’une femme blanche emmenât son nouveau-né loin du Groenland afin que son enfant ne subît pas l’influence des traditions inuites [35]. Ses livres pour enfants ne sont pas, toutefois, de simples exercices d’auto-justification ; ils rendent merveilleux le pays des glaces. Les icebergs deviennent « the palace of the Frost King [36] » – « le palais du Roi des Neiges », et même les rayons du soleil sont féeriques : une illustration photographique montre Marie bébé tendant la main vers un rayon de soleil pénétrant dans la maison [37]. C’est la féerie de l’exotisme. Le soleil semble extraordinaire lorsqu’il paraît pour la première fois après le long hiver polaire. Le texte l’explique sans rien enlever au charme de voir sur la photo un bébé s’émerveiller. Les illustrations jouent un rôle tout aussi important que le texte dans la construction d’un orientalisme polaire.

 

L’enfant des neiges et l’orientalisme polaire

 

Au début du Snow Baby, l’auteur emploie une ruse littéraire. La narratrice prétend qu’un beau jour sa fille fut tout simplement trouvée, comme s’il s’agissait d’un miracle, d’un mystère. Au lieu de souligner son propre rôle, en tant que mère, elle adopte le passif : « Here in this wonderful land, in a little black house, under a great brown mountain, was found, one bright September day, a little snow-white baby girl with big blue eyes » [38] (« Ici, dans ce pays merveilleux, dans une petite maison noire, à l’ombre d’une grande montagne brune, fut trouvé, un jour de septembre au soleil éclatant, un bébé aux yeux bleus, une petite fille blanche comme neige »). Il règne alors un moment de confusion, car les circonstances donnent l’impression que le nouveau-né fut abandonné par ses parents, qui, arrivés en bateau [39], semblent avoir disparu. Le bébé est alors choyé par les Inuits, en l’absence de la mère [40]. Or, sur les photos, on voit l’enfant dans les bras d’une femme blanche en costume de ville (figs. 4, 5 et 6). Le bébé n’a bien sûr jamais été abandonné ; la mère et le père réapparaissent au cours de l’histoire (aux pages 22 et 38, tout de même un peu tard). Aucune photo clairement identifiable du père, en revanche (dans les deux livres, alors que Robert Peary est omniprésent sur les photos dans les livres consacrés à ses expéditions). Le père n’était pas en mission, et c’est seulement en consultant le journal intime de Josephine Peary que le sens caché émerge : pendant dix-huit jours, Robert Peary refusa tout contact avec le nouveau-né, poussant Josephine à écrire : « He don’t like my baby [41] » (« Il n’aime pas mon bébé »). Pour le lecteur non initié au sens privé, l’absence apparente des parents passe pour un stratagème littéraire pour accentuer la nouveauté de voir un bébé blanc naître à quelques centaines de kilomètres du Pôle Nord.

 

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sommaire

[28] J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., p. 20.
[29] Marie n’accuse pas de retard scolaire dû à son éducation à domicile (Ibid., p. 109).
[30] R. Peary et M. Peary, Snowland Folk, The Eskimos, the Bears, the Dogs, the Musk Oxen, and Other Dwellers in the Frozen North, by Robert E. Peary and the Snowbaby, illustrated by engravings [similigravures] of photographs by Commander Peary and of drawings by Albert Operti, Philadelphie et New York, Frederick A. Stokes Co., octobre 1904.
[31] J. Peary, La Snow Baby, New York, Frederick A. Stokes, 1927. Illustrations photographiques.
[32] M. Peary, Little Tooktoo. The Story of Santa Claus’ Youngest Reindeer, New York, William Morrow & Co., 1930 ; Musk Ox. Little Tooktoo’s Friend, New York, William Morrow & Co., 1931 ; The Red Caboose. With Peary in the Arctic, New York, William Morrow & Co., 1932. Illustrations non photographiques pour tous ces ouvrages.
[33] M. Peary, The Snowbaby’s Own Story, Op. cit.
[34] M. Peary, Discoverer of the North Pole ; the Story of Robert E. Peary, New York, William Morrow & Co., 1959. Illustrations non photographiques.
[35] « […] if a child is born to any of the Danish residents in Greenland, they do not dare allow it to grow to maturity in the country of its birth, but soon transport it to a more civilized community. […] one of the Danish officials […] stated that the children who were born of Danish parents and reared in Greenland invariably acquired the mode of life and habits of the natives. Their nurses and playmates are necessarily Eskimos, and, even when sent to Denmark at quite an early age to be raised and educated, it is difficult to eradicate the traits acquired from their Eskimo associates » – « […] les résidents danois, sans exception, n’osent pas laisser leur nouveau-né grandir au pays de sa naissance, mais le transportent aussitôt vers une communauté plus civilisée. […] un des fonctionnaires danois […] déclara que les enfants de parents danois qui étaient élevés au Groenland acquéraient inévitablement la manière de vivre et les habitudes des indigènes. Leurs nurses et leurs compagnons de jeux sont nécessairement des Esquimaux, et, même lorsqu’ils sont envoyés au Danemark assez jeunes pour y être élevés et éduqués, il est difficile d’éradiquer les traits acquis de leur contact avec les Esquimaux » (R. Keely et G. G. Kealy, In Arctic Seas, Op. cit., pp. 66-67.)
[36] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 16.
[37] « Stretched her Little Hands out in the Yellow Light » – « Tendit ses petites mains vers la lumière jaune » (Ibid., p.  25, photographie non attribuée, similigravure). Elle avait déjà été publiée dans R. Peary, Northward, t. 2, Op. cit., p. 64.
[38] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 14.
[39] « […] the big ship which had brought the baby’s father and mother to this strange country » – « le grand bateau qui avait amené ici, dans cette contrée étrange, le père et la mère du bébé » (Ibid., p. 15).
[40] « […] they came – men, women, and children – hundreds of miles […] to see the little stranger […] and brought her presents » – « […] ils sont venus, hommes, femmes, et enfants, de centaines de kilomètres, pour voir la petite étrangère […] et ils lui donnèrent des cadeaux » (Ibid., pp. 16-17).
[41] Le journal intime de Josephine Peary est cité et commenté dans J. E. Weems, Peary, Op. cit., p. 137.