Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants

- Paul Edwards
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résumé

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Fig. 1. J. Peary, The Snow
Baby
, 1902

Fig. 2. J. Peary et M. Peary, Children
of the Arctic
, 1903

Fig. 3. M. Peary, « Eskimo Family at Godhavn », 1903

Cette étude a pour sujet le rôle de la photographie dans un livre qui combine une histoire pour les enfants et une autobiographie. La combinaison, à première vue insolite, s’explique facilement, car l’auteur raconte les débuts de sa vie de mère, et le livre pour enfants est destiné à sa fille. Je m’intéresse au récit de soi illustré par la photographie, mais plus particulièrement au cas du livre pour enfants comme récit colonialiste. Les deux ouvrages étudiés sont de l’américaine Josephine Peary (née Diebitsch, 1863-1955) et portent pour titre The Snow Baby, A True Story with True Pictures (1901) et Children of the Arctic (1903) [1] (figs. 1 et 2). Ils prennent le relais de My Arctic Journal (1893) [2], et les trois livres ensemble couvrent onze ans de la vie de l’auteur (du 6 juin 1891 au 20 septembre 1902). Toutes les illustrations sont photographiques, et les clichés peuvent être attribués à la famille Peary, père, mère et fille [3]. Prises lors de leurs expéditions polaires, les photos, et leurs légendes, suggèrent que ces histoires pour enfants constituent des récits documentaires, au même titre que les volumes photo-illustrés publiés par les autres membres de leurs équipes expéditionnaires [4]. De tous les voyageurs armés d’un Kodak (ou d’un Richard Veriscope), aucun n’est photographe professionnel. La qualité amateur des images renforce l’impression d’un témoignage direct. L’iconographie a la force d’une preuve – par exemple, pour prouver qu’un bébé « blanc [5] » est né près du Pôle Nord. Autour de 1900, les éditeurs (tels que Nilsson, pour n’en citer qu’un seul) mettaient en valeur de telles illustrations avec la phrase : « d’après nature [6] », ce qui nous rappelle que la photographie n’était pas perçue de la même manière qu’aujourd’hui, où la fabulation (numérique) prime sur l’effet de réel. Chez les Peary, chaque portrait prouve que la personne « a été là », chaque vue donne à voir un paysage considéré comme exotique. Par sa composante photographique, le livre pour enfants paraît alors plus réel, plus authentique.

Par un curieux effet de retour – ou de comparaison –, certains des livres relatant les expéditions polaires d’il y a un siècle partagent avec ceux de Josephine Peary un caractère enfantin, simpliste, noir et blanc, surtout les récits de son mari, Robert Edwin Peary (1856-1920). Celui-ci adhère au culte de la masculinité promu à but politique par Theodore Roosevelt [7], et les aspects superficiels de cette idéologie se trouvent renforcés par une prose qui fait état du sang-froid face à une mort certaine, de l’intelligence devant les problèmes qui se posent à l’ingénieur habile, un récit où tout est masse, vitesse, chasse, survie, dans une prose déclamatoire où les consonnes retentissent dans la vaste plaine des glaces éternelles. Toujours dans la veine des rôles genrés, si Madame Peary l’accompagne, c’est pour rester à la maison et s’occuper des corvées domestiques (exception faite de quelques parties de chasse). Les livres des Peary se situent aussi dans le récit colonialiste américain, dans un « orientalisme » du Nord, d’où encore cette impression, devant Northward over the Great Ice [8], de lire un livre d’aventures alors qu’il s’agit d’un rapport de mission, celle-ci conduite avec la bénédiction à la fois de l’armée et du musée américain d’histoire naturelle à New York.

Contrairement à Robert Peary, qui doit rendre compte de son travail pour satisfaire à la fois ses donateurs et la marine qui lui a accordé un congé, Josephine Peary a la possibilité d’offrir une version officieuse de l’expédition. En conséquence, elle ne parle pas à la première personne, et son récit s’écarte du style plus austère de son Arctic Journal. Plutôt que d’illustrer systématiquement les événements ou paysages décrits, elle choisit un grand nombre de portraits de sa fille et d’elle, ainsi que des vues ou des scènes génériques, certaines déjà parues dans les publications de Robert Peary. The Snow Baby est rédigé à la troisième personne, mais est destiné plus particulièrement à la fille de l’auteur, Marie Ahnighito Peary (1893-1978), en lui relatant les conditions de sa naissance au Groenland en 1893 et sa petite enfance jusqu’en 1897. Children of the Arctic, qui reprend le fil de l’histoire, est co-écrit avec sa fille préadolescente : le récit de Joséphine alterne avec le journal et les lettres de Marie. Ma première hypothèse, c’est qu’en intégrant ses textes, la mère apprend à sa fille à devenir auteur – elle le sera effectivement.

J’ai pu consulter le premier journal de Marie [9] : il est rédigé par sa mère à la troisième personne (en 1897, Marie a alors quatre ans) ; l’écriture de la main de Marie commence dans un autre carnet à l’âge de six ans, en juillet 1900 ; puis, en septembre 1900, elle écrit dans le journal que sa mère avait commencé. Marie ne cessera d’écrire. A la Maine Women Writers Collection, on découvre que le journal intime de Marie est composé d’un grand nombre de volumes, restés inédits. La pratique de l’écriture ne l’a jamais quittée. Marie publiera plusieurs ouvrages, en plus des collaborations photolittéraires avec ses parents [10]. Josephine apprend aussi à sa fille à composer avec la photographie : au moins une des photos dans Snow Baby fut prise par Marie [11] (fig. 3).

Josephine entraîne sa fille dans l’aventure de l’écriture, et à dix ans son style est très conscient de soi, très alerte ; des trois Peary, c’est elle dont l’écriture sera la plus accomplie. Josephine, en revanche, ne s’entraîne pas à la littérature dans son carnet intime. Ses pensées lors de l’accouchement de sa fille, par exemple, sont des plus brèves [12]. En revanche, en écrivant la vie de son enfant, elle transforme sa propre vie en récit. Elle avait essayé une première fois dans le faux journal intime de Marie en 1897, en fait l’Ur-Snow Baby ; elle le fera de manière plus aboutie dans la version pour le public.

 

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[1] J. Diebitsch Peary, The Snow Baby, A True Story with True Pictures [New York, Frederick A. Stokes Co., 1901], Londres, Ibister & Co., 1902. J. Diebitsch Peary et M. Ahnighito Peary, Children of the Arctic, by the Snow Baby and Her Mother, New York, Frederick A. Stokes Co., [1903] 2e éd., oct. 1903. Toutes les traductions sont de mon fait.
[2] J. Peary, My Arctic Journal ; A Year among Ice-fields and Eskimos, by Josephine Diebitsch-Peary, with an account of the great white journey across Greenland by Robert E. Peary, Philadelphie et New York, Contemporary Publishing Co., 1893.
[3] Voir l’annexe pour le détail des attributions.
[4] Ces ouvrages sont : M. Henson, A Negro Explorer at the North Pole, by Matthew A. Henson, with a foreword by Robert E. Peary… and an introduction by Booker T. Washington, with illustrations from photographs, New York, Frederick A. Stokes, 1912 ; R. Keely et G.G. Davis, In Arctic Seas. The Voyage of the « Kite », with the Peary Expedition, together with a transcript of the Log of the « Kite ». Illustrated by Maps, Portraits and Photographic Views, Philadelphie, The Thompson Publishing Co., 1893 ; R. Peary, Northward over the « Great Ice ». A Narrative of Life and Work along the Shores and upon the Interior Ice-Cap of Northern Greenland in the Years 1886 and 1891-1897. With a description of the little tribe of Smith-Sound Eskimos, the most northerly human beings in the world, and an account of the discovery and bringing home of the « Saviksue », or Great Cape-York meteorites, by Robert E. Peary… With maps, diagrams, and about eight hundred illustrations, 2 tomes, Londres, Methuen, 1898 ; N. Senn, In the Heart of the Arctics, Chicago, W.B. Conkey Co., 1907 ; ainsi que le journal et les photos de L. Bement et Cl. Wyckoff publiés à titre posthume dans Boreal Ties, Edited by Kim Fairley Gillis and Silas Hibbard Ayer III, Albuquerque, University of New Mexico Press, 2002. Les autres témoignages ne sont que peu ou pas illustrés, voir : A. Heilprin, The Arctic Problem, Philadelphie, Contemporary Publishing Co., 1893 ; B. Hoppin, A Diary kept while with the Peary Arctic Expedition of 1896, s. l. n. d. [Newhaven (Conn.), c. 1897]. Voir aussi la biographie critique pour enfants de K. Kirkpatrick, The Snow Baby. The Arctic Childhood of Admiral Robert E. Peary’s Daring Daughter, New York, Holiday House, 2007.
[5] La catégorie « blanc » est employée par Josephine Peary, et témoigne de la conscience racialisée de l’auteur. Les termes faisant référence à des catégories « ethno-raciales » sont répétés ici pour les besoins de l’analyse.
[6] Voir à ce sujet : J.-P. Montier, « L’illustration photographique "d’après nature" : degré d’art de plus ou de moins ? ».
[7] Voir à ce sujet : M. F. Robinson, The Coldest Crucible. Arctic Exploration and American Culture, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 2006.
[8] R. Peary, Northward, Op. cit.
[9] Les archives de Josephine et Marie Peary se trouvent à la Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine. Je remercie Cathleen Miller, Conservatrice, pour son accueil lors de mon séjour en juillet 2016.
[10] J. Peary et M. Peary, « Children of the Arctic. By Josephine D. Peary and Marie Ah-ni-ghi’-to Peary », Holiday Magazine, Vol. 1, n° 3 (oct. 1903), p. 67, Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine.
[11] J. Peary et M. Peary, Children of the Arctic, Op. cit., p. 29.
[12] Journal intime de Josephine Peary, page du 19 au 21 septembre 1893, Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine.