Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants

- Paul Edwards
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Mais la parole publique, officielle, entraine des suppressions, une autojustification, une tendance à mythifier sa vie, présentée comme une aventure unique dans l’histoire de « l’homme blanc ». D’autant plus que Josephine s’est chargée de trouver des fonds pour les expéditions de son mari [13], ce qui l’oblige à donner des conférences [14], et à toujours présenter son histoire sous un jour heureux. Comme en témoignent ces mots parus dans un compte rendu, et qui cachent, eux aussi, la vérité :

 

[…] there is no heartache between the lines – it tells only of a happy mother. […] « The Snow Baby » has the distinct advantage of being the only story of its kind in the world. If the illustrations possessed half the value of the text it would be a work of art from every point of view [15].
[…] nul chagrin en filigrane, seul le récit d’une mère heureuse. […] The Snow Baby possède un avantage considérable, celui d’être une histoire unique au monde. Si les illustrations possédaient la moitié de la valeur du texte, ce serait une œuvre d’art à tout point de vue.

 

Josephine Peary a trouvé la formule à succès, car ses livres ont été réédités de nombreuses fois. Pour comprendre à quel point ces livres pour enfants sont édulcorés, il convient de les comparer aux autres témoignages du séjour des Peary au Groenland.

Ces expéditions historiques ont été accompagnées de scandales, tant familiaux que politiques. Tous n’ont pas éclaté au grand jour. Parfaitement au courant des infidélités de son mari, de ses rapports de force avec la population vivant au nord du Groenland, Josephine Peary récrit l’histoire. Elle le fait en croisant quatre genres : l’autobiographie, le livre pour enfants, l’album de photos de famille, et le récit de voyage.

 

Les faits qui blessent

 

Les deux livres pour enfants sont les produits dérivés des expéditions vers le Pôle Nord, tentatives qui rendirent Robert Peary célèbre. Il le fut encore plus en 1909 lorsqu’il passa pour le premier homme à avoir atteint le Pôle Nord, malgré et en partie aussi à cause de la controverse avec l’autre prétendant, Frederick Cook (1865-1940). La période couverte par les livres pour enfants comprend les événements ou éléments suivants.

Premièrement, en 1892, la presse avait reproché à Robert d’avoir emmené sa femme au Groenland et de lui avoir fait subir l’hiver arctique ; en 1893, la polémique s’intensifia, car elle partait enceinte [16].

Deuxièmement, à partir de 1894 environ, Robert était infidèle à sa femme [17], voire bigame, ayant eu une relation suivie avec une Inuite [18], Allakasingwah/Alequasinnguaq [19] (appelée le plus souvent « Ally » par les Peary), qui lui fit deux enfants (« Sammy »/Anaukaq et Kali [20]). Selon le témoignage des explorateurs, qu’une enfant inuite de quatorze ans et mariée soit prêtée par son mari à un autre homme n’avait rien de choquant au sein de la communauté inuite, et Allakasingwah/Alequasinnguaq ne pensait pas offenser Josephine Peary en parlant ouvertement de son enfant avec Robert, mais tous ceux qui étaient au courant de l’affaire ont jugé prudent de ne rien dire à Marie, ni au public américain ou à leurs sponsors, ni aux autorités danoises [21].

Troisièmement, pendant environ vingt ans, Robert Peary se servait de l’American Museum of Natural History à New York pour frauder la douane et mener à bien un trafic d’ivoire et de fourrures [22]. Il rapportait également au musée des ossements qu’il dérobait dans les cimetières [23].

Quatrièmement, en 1897, il vola au peuple inuit leurs trois météorites géantes, alors qu’elles étaient depuis des centaines d’années leur source de fer [24]. La plus grande météorite ferreuse (qui gisait sur l’île Saviksoah, près du cap York), appelée par les Inuit « la tente » (trente tonnes), fut vendue au Musée d’Histoire Naturelle de New York, avec deux autres fragments massifs, « la femme » (trois tonnes) et « le chien » (une demi tonne).

Cinquièmement, à la demande de Franz Boas [25], l’explorateur en 1897 ramena six Inuits (dont deux enfants, Mene/Minik et Ah-we-ah/Aviaq) au Musée d’Histoire Naturelle à New York [26]. Ils étaient mal logés au sous-sol, quatre moururent de pneumonie ou de tuberculose entre le 17 février et le 24 mai 1898. Le squelette de l’un d’eux (The Smiler/Qisuq, le père de Mene/Minik) fut exposé au musée, contre la volonté expresse de son fils, et cela après une fausse cérémonie d’enterrement où une planche de bois fut substituée au corps afin de leurrer l’enfant. Peary s’est complètement désintéressé de tous ses amis inuits une fois de retour aux Etats-Unis, après les avoir plus ou moins forcés à faire le voyage [27]. Pour comprendre sa part de responsabilité, il faut savoir que Peary contrôlait tout le commerce au nord-ouest du Groenland : sans lui, pas d’armes à feu, pas de couteaux, pas d’aiguilles, pas de bois… En apportant une supériorité technologique, il pouvait commander, persuader, et rendre dépendant tout un peuple isolé.

A l’exception de l’adultère de son mari, et bien qu’ils n’aient que peu vécu ensemble pendant les vingt ans des séjours groenlandais, Josephine Peary était complice et solidaire de ses activités. Elle s’est démenée pour monter la structure du financement, le Peary Arctic Club, en donnant des conférences qui l’épuisaient, puis, à la mort de son mari, elle lui fit élever un monument imposant. L’enjeu de la vie de Joséphine, et de toute sa famille, était celui d’un récit à construire, d’un mythe, d’un héritage.

 

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[13] Voir le témoignage de sa fille : M. Ahnighito Peary, The Snowbaby’s Own Story, With Ten Reproductions from Photographs and a Map, With a Glossary, New York, Frederick A. Stokes Co., [1934], 4e impression, 1935, pp. 21 et suiv.
[14] Il existe un dépliant au sujet de la conférence de Josephine Peary du 23 mai 1895 (Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine).
[15] Anonyme, « The Snow Baby. A True Story with True Pictures ; By Josephine Diebitsch Peary. New York : Frederick A. Stokes Co. » [1901]. Epreuves d’un compte rendu non signé, sous forme de coupure de presse marquée « Add new books. Rush proof to H L B-Tuesday », envoyée (à Josephine Peary ?) avant publication, et conservée dans les papiers de la famille Peary à la Maine Women Writers Collection, University of New England, Portland, Maine.
[16] Voir J. E. Weems, Peary : The Explorer and the Man, Based on his personal papers [1967], Los Angeles, Jeremy P. Tarcher, Inc., 1988, p. 132. Robert Peary se justifie dans Northward, t. 1, Op. cit., p. 47.
[17] Leur ménage à trois est le sujet du film Nadie Quiere La Noche (2015) d’Isabel Coixet, avec Juliette Binoche interprétant le rôle de Josephine Peary.
[18] Au terme « Eskimo », utilisé par les écrivains américains de l’époque, est substitué le mot « Inuit » en usage aujourd’hui.
[19] Pour les noms propres, je donne en premier l’orthographe ou le sobriquet employé par les Peary, suivi de l’orthographe groenlandaise officielle indiquée par Kenn Harper dans Give Me My Father’s Body : The Life of Minik, the New York Eskimo [Frobisher Bay, Northwest Territories, Canada, Blacklead Books, 1986], South Royalton, Vermont, Steerforth Press, 2000. Par exemple : Mene/Minik, ou The Smiler/Qisuq.
[20] « This rumor was mentioned only in whispers for many years and was finally documented […] upon the first publication of this book » – « La rumeur n’était que chuchotée durant de longues années et ne fut documentée pour la première fois […] que lors de la publication de l’édition originale de notre livre [en 1967] » (J. E. Weems, Peary, Op. cit., p. xvi.)
[21] Les relations entre les visiteurs blancs et les indigènes étaient sous contrôle danois : « […] the Danish government negotiated treaties with foreign nations, having the especial object of protecting the natives by preventing all intercourse between them and visitors to their shores except under the strictest precauctions and after a special permission had been obtained from the home government. A copy of the law on this subject, now in force, was handed to us by the governor of Upernavik […] » – « […] le gouvernement danois négociait des accords avec les pays étrangers, dont l’objet principal était de protéger la population indigène de tout contact avec les visiteurs qui arrivaient sur leurs côtes, sauf avec les précautions les plus strictes, et après qu’une permission spéciale ait été obtenue du gouvernement danois. Un exemplaire de la loi en vigueur à ce sujet nous avait été remis par le gouverneur d’Upernavik […] » (R. Keely et G.G. Davis, In Arctic Seas, Op. cit., p. 66).
[22] Voir K. Harper, Give Me My Father’s Body, Op. cit., chapitre VII, « Scam », pp. 65-73.
[23] Voir R. Keely et G. G. Davis, In Arctic Seas, Op. cit., pp. 125 126 et 206. Ils précisent que les Inuits les ont aidés à piller les tombes « cheerfully » (« avec joie »), mais, vu les rapports de force, on ne peut que s’interroger sur leurs sentiments réels.
[24] Voir J. E. Weems, Peary, Op. cit., p. 168.
[25] La responsabilité de Franz Boas a été établie par Kenn Harper. Boas écrit à Peary : « I beg to suggest to you that if you are certain of revisiting North Greenland next summer, it would be of the very greatest value if you should be able to bring a middle-aged Eskimo to stay here over winter. This would enable us to obtain leisurely certain information which will be of the greatest scientific importance » – « Je me permets de vous faire part de ceci : si vous êtes sûr de retourner au nord du Groenland l’été prochain, il serait de la plus grande valeur de ramener avec vous un Esquimau d’un certain âge pour qu’il passe l’hiver ici. Cela nous permettrait d’obtenir à loisir certaines informations qui seront du plus haut intérêt scientifique » (cité par K. Harper, Give Me My Father’s Body, Op. cit., p. 25). Boas était à l’époque « assistant curator » – « conservateur assistant » au American Museum of Natural History, et le directeur du musée a été mis devant le fait accompli. Boas n’en avait toutefois pas demandé six. Les Inuits ont été logés au sous-sol du musée, et le public venait nombreux les voir à travers les grilles au sol du rez-de-chaussée (Ibid., p. 28).
[26] Le fait n’est pas isolé. En 1893, Frederick Cook ramène, avec l’accord de leurs parents, deux enfants inuits, Kahlahkatak et Mikok, ainsi que deux tonneaux remplis d’ossements, qu’il montrait lors de ses (lucratives) conférences publiques. Pour la World’s Columbian Exposition à Chicago en 1893, il exposa soixante autochtones du Labrador en un « Village Esquimau » (ma source ici est : M. F. Robinson, The Coldest Crucible, Op. cit., p. 141).
[27] Toute cette histoire a été mise en lumière par Kenn Harper dans son ouvrage fondateur Give Me My Father’s Body, Op. cit. L’épisode est aujourd’hui bien connu, et une partie de l’exposition « Race : Are We So Different ? » (San Diego Museum of Man, Balboa Park, 2015) lui était consacrée.