« Montre-moi ton œuvre, je te dirais qui
tu es ». La vie et l’art dans le dispositif
photo-littéraire de Jean-Philippe Toussaint
et de Willy Ronis

- Margareth Amatulli
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Chez Willy Ronis, l’intention autobiographique est beaucoup plus explicite que chez Jean-Philippe Toussaint.

 

Au fond, pendant toute ma vie de photographe – avoue l’auteur – ce sont des moments tout à fait aléatoires que j’aime retenir. Ces moments savent me raconter bien mieux que je ne saurais le faire. Ils expriment mon regard, ma sensibilité. Mon autoportrait, ce sont mes photographies (CJ, 89-90).

 

Entre « la juste distance » et « le moment juste »

Par l’absence de récit linéaire, par leur nature non narrative, par le jeu des associations qui régit leur construction, Mes bureaux de Jean-Philippe Toussaint et Ce jour-là de Willy Ronis s’apparentent à la forme de l’autoportrait ainsi que la définit Michel Beaujour dans son Miroir d’encre [34].

Toussaint d’ailleurs reconnaît le rôle de l’autoportrait dans son œuvre. A propos d’Auportrait à l’étranger, il déclare :

 

Consciemment, je suis très intéressé par l’autoportrait. C’est clairement vers ça que je vais, c’est ça qui m’intéresse. Disons que je me pose moins la question de la modernité, de l’avant-garde, en termes formels, et je me pose beaucoup plus la question d’interroger concrètement la littérature à travers l’autoportrait. L’autoportrait aussi tel qu’il est considéré en peinture. Par exemple, quand Rembrandt fait des autoportraits, il parle de la peinture bien davantage que de lui-même. Certes, il se prend lui-même comme sujet d’étude, mais c’est toujours la peinture qu’il interroge, à la peinture qu’il s’ouvre. C’est comme ça que je conçois les choses : c’est à travers l’autoportrait que j’interroge la littérature. C’est au centre de ce que je fais en ce moment [35].

 

Dévoilant les coulisses de la création, Jean-Philippe Toussaint et Willy Ronis dressent leur portrait à travers deux approches différentes, mais qui jouent toutes les deux sur l’interaction entre le visible et le lisible, entre la mémoire personnelle et la mémoire collective, entre l’espace et le temps, dans un monde où les frontières de la fiction et de l’autobiographie n’existent plus.

Il s’agit toutefois d’une forme détournée d’autoportrait : un autoportrait qui abdique sa fonction proprement heuristique pour exhiber les modalités de production de son auteur. Chez les deux auteurs la question propre à l’autoportrait – « qui suis-je ? » – devient : « comment est-ce que je travaille ? ».

Cependant, si les deux textes posent la même question, leurs réponses ne se confondent en rien. Dans Mes bureaux, les lieux qui ont accueilli le travail de l’écrivain, des lieux de passage, des lieux provisoires, qui sont souvent des chambres d’hôtel anonymes, bref ces non-lieux se transforment en des espaces affectifs et intimes, saisis non seulement par l’image photographique, mais aussi par l’écriture. Celle-ci est pourvue d’un double pouvoir : écriture du texte que nous avons sous les yeux, et qui a mûri sur les lieux mêmes de l’écriture ; écriture des romans que ces lieux ont engendrés. Les lieux passés, les lieux de passage, sont ainsi immortalisés par la photographie et actualisés par la parole écrite, qui les révèle en les arrachant à l’intimité de l’album personnel.

Si les photos de l’écrivain ont besoin d’un texte d’accompagnement pour trouver une signification, inséparable d’une intention précise de l’auteur et d’un décryptage de la part du lecteur, les photographies de Willy Ronis sont bien connues du public, mais acquièrent ici une deuxième vie. Chez Ronis, c’est donc le parcours inverse : les photos reviennent à l’interprétation auctoriale qui en propose un guide de lecture et en renouvelle le cadre réceptif car le lecteur/spectateur est appelé à réinterpréter l’image à la lumière d’un nouveau savoir. Dans un mouvement en quelque sorte régressif, l’artiste semble réclamer son droit d’auteur et ramener ses prises de vue à l’intimité de son propre regard d’où elles proviennent.

Toutefois, la différence la plus importante qui nous semble régir les deux textes concerne leur enjeu esthétique qui se reflète dans le traitement de la portée autobiographique de l’œuvre. Il s’agit dans les deux cas d’une question de « distance ».

Dans la poétique de la « juste distance », Jean-Philippe Toussaint énonce la formule esthétique de son travail d’écrivain. Le chapitre « Allontanamento » est à cet égard significatif : l’auteur accorde une grande importance à l’éloignement matériel des lieux qu’il évoque dans ses romans et à leur recréation mentale. En même temps, c’est la juste distance qui régit le projet « autobiographique » de son livre, comme le rappellent les lunettes de soleil représentées sur la couverture : un filtre pour se protéger de la lumière envahissante du moi. Une distance que la mise en page de quelques illustrations contribue à évoquer. N’oublions pas, par exemple, que l’image de sa femme à demi nue dans le dernier chapitre de Mes bureaux, tout en faisant partie intégrante du cliché, se tient à une certaine distance : entrée occasionnelle et silencieuses. Le discours intime chez Toussaint entre dans son œuvre comme sa femme dans son bureau « alle (sue) spalle senza fare rumore » (« dans (son) dos, entre dans la pièce sans faire de bruit ») (MB, 63).

Chez Willy Ronis, la recette de la juste distance devient celle du « moment juste ». Le photographe insiste sur la nécessité de trouver le moment idéal pour prendre une photo :

 

Le moment où j’ai choisi de prendre une photo est très difficile à définir. C’est très complexe. Parfois, les choses me sont offertes, avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant (CJ, 10).

 

De même, les instantanés lui permettent de revivre les instants précis du vécu : « Ces photos (…) me replongent toutes dans un moment précis, de pure émotion, et c’est ce moment que je cherche à retrouver en m’arrêtant sur chacune d’elle » (CJ, 84).

La recherche de l’homme se confond donc avec celle de l’artiste.

Jean-Philippe Toussaint et Willy Ronis nous ouvrent donc, comme nous l’avons dit au début de cet article, les portes de la création. L’un et l’autre ouvrent leur boîte à images pour nous faire découvrir leur boîte noire ou, plutôt, leur « boîte claire ».

Dans la préface au catalogue de photos Sur le fil du hasard [36], Willy Ronis évoque ainsi dans l’image de la boîte noire les interrelations entre le moi de l’homme et le moi de l’artiste :

 

Après toute catastrophe aérienne ou ferroviaire, les enquêteurs rendus sur place recherchent fébrilement la boîte noire, cette boîte qui va leur permettre de reconstituer les circonstances du tragique événement. Notre boîte noire, à nous, a des fonctions moins sombres. Elle recèle néanmoins, graphique enregistreur hautement indiscret, les traces qui dessineront les futurs planches-contacts, que maints photographes répugnent à dévoiler. Ils les considèrent, plus ou moins confusément, comme les traces de psychodrames trop intimes pour qu’on y traîne les yeux, craignant qu’autrui n’y remarque leurs faiblesses ou leurs secrets, qu’on les démasque ainsi et qu’on les juge. S’ils ont quelque chose à cacher, on les comprend. Planches-contacts, planches-constats. Montre-moi tes contacts, je te dirai qui tu es [37].

 

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[34] Selon M. Beaujour, « la formule opératoire de l'autoportrait est : "Je ne vous raconterai pas ce que j'ai fait, mais je vais vous dire qui je suis" » (M. Beaujour, Miroirs d'encre. Rhétorique de l'autoportrait, Paris, Seuil, 1979, p. 9). Pour l’auteur, l’autoportrait se distingue avant tout de l'autobiographie par l'absence d'un récit suivi et s’oppose au narratif par un réseau de correspondances, de rappel et de reprises, donc par une mémoire intratextuelle. « L'autoportrait – affirme encore Beaujour – est d'abord un objet trouvé auquel l'écrivain confère une fin d'autoportrait en cours d'élaboration » (Ibid., p. 10).
[35] « Extrait d’un entretien avec Jean-Philippe Toussaint », propos recueillis par Ingrid Aldenhoff, Site internet des Editions de Minuit (consulté le 18 mai 2019).
[36] W. Ronis Sur le fil du hasard, Paris, Contrejour, 1980. Il conviendrait de mieux analyser la dimension autobiographique de ses préfaces de catalogue, là où le discours critique de l’artiste s’articule souvent avec la parole poétique et la mémoire intime.
[37] Ibid., p. 29.